Je lance la pièce de dix dirhams avec force vers le ciel et j’attends
qu’elle tombe. Et hop, elle s’écrase sur le côté face. Désolé Rachid
O., je vous appellerai donc Rachid Obvers
,
lui dis-je sur un ton
professoral. Ne me demandez pas pourquoi, d’autant que j’adore
cet écrivain de langue française, de cœur de pirate et comme il
aime se décrire lui-même, plutôt sauvage. Après l’avoir lancée, on
a regardé tous les deux vers le ciel qui nous offrait une nuit noire.
Nous observions les scintillements de la monnaie entre deux
palmiers. En vérité, dans le rêve, nous étions à Mapuetos, cette ville
qui n’existe pas dans ce pays qui n’existe pas, lieu magique décrit
par Marceau Ivréa dans ses chroniques. Tout cela me rappelle L’enfant ébloui
m’a-t-il dit. Je ne voyais pas le rapport mais très vite
je lui ai répondu On va chercher du pain ?
On n’en a rien fait. On
s’est contenté de se promener dans la ville pendant des heures et
des heures. D’habitude j’adore faire cela tout seul : sentir, observer,
écouter les gens dormir ou les écouter regarder la télévision
jusqu’à en mourir. Nous avons été très silencieux tous les deux.
Deux écrivains qui marchent dans la nuit n’ont rien à se dire. Une
présence invisible nous transportait vers un même lieu que nous
ne connaissions pas, nous n’avions même pas conscience d’être
emmenés, nous ne pensions à rien, juste le bonheur de marcher
ensemble. Je sentais cette marche comme une initiation aussi.
Au début, on s’est bien moqué de l’un ou l’autre de nos confrères
écrivains, traitant l’un de petite pute ou l’autre de commerçant
d’histoires volées, mais nous avions bien compris que tout cela ne
servait à rien. Nous devions marcher jusqu’à l’aube, tel un rituel,
une expérience spirituelle marquante et commune. C’est le chemin
que j’adore, lorsque tout d’un coup je m’arrête, rempli de joie, car
j’ai la sensation d’avoir découvert une forme étrange. C’était le
début de Chocolat chaud
je crois. Je connaissais cette sensation,
c’est celle qui marque un changement d’état, passer d’un état
ancien à cet état nouveau dont nous sommes tous inconsciemment
à la recherche. Ce désir de re-naissance propre à l’Homme pour
accéder à une vie nouvelle, s’élever. Finalement Rachid, je me dis
que nous sommes écrivains certes mais que nous sommes incapables de livrer les secrets de la vie qui sont par nature incommunicables.
Il
a tourné la tête vers moi et m’a regardé sans rien dire. Je sentais l’air
se réchauffer déjà, l’aube n’était plus très loin. Vous savez Patrick
Lowie, côté pile de la lune, je ne rêve que d’une seule chose : avoir chez
moi une bibliothèque de livres que je n’ai pas lus.
Oui, accumuler
son non-savoir pour baliser le chemin qu’il nous reste à faire a plus
d’intérêt que de tapisser ses murs de livres qu’on a déjà lus. En
même temps, pour écrire, nous devrions les brûler ces livres. Et c’est
à ce moment précis que le volcan Imyriacht est entré en éruption.
Rachid O. est un écrivain marocain né à Rabat en 1970. Après des études à Marrakech, il séjourne en France et commence à écrire sur le délicat équilibre entre monde musulman et homosexualité. Chocolat chaud fait le récit de l'initiation d'un jeune Marocain qui évolue entre deux cultures avec des idées de rêves et d'images de la France. Accueilli en 2000 comme pensionnaire de la Villa Médicis, son écriture s'avère plus proche de celle d'un Hervé Guibert que de celle des écrivains marocains contemporains. Ses ouvrages ont sensiblement modifié la perception de l'homosexualité dans la littérature du Maghreb. En 2016, il co-écrit le scénario du film de son ami Gaël Morel sorti en 2017, Prendre le large, qui met en scène Sandrine Bonnaire. Ses romans (tous chez Gallimard) : L'Enfant ébloui (1995) Plusieurs vies (1996) Chocolat chaud (1998) Ce qui reste (2003) Analphabètes (2013)