Dans le rêve, je suis assis dans le cabinet d'une psy. Dans la réalité, cela ne m'était jamais arrivé. C'est elle qui me parle, d'un coup je me dis qu'elle devrait arrêter de parler et de raconter n'importe quoi, je ne dis rien, elle s'en va et elle paye. En fait, j'étais chez moi. Dès qu'elle est sortie je me suis endormi. Je dus faire un effort irrationnel, les larmes jaillissant de mes yeux comme des cascades d'absurdité. Mon esprit n'étant plus qu'un kaléidoscope de fragments brisés. C'est alors qu'un garçon, empreint d'une naïveté touchante, me prend pour maître. Son désir de comprendre était si pur, sa confiance en mon masque d'artiste si absolue, que je me sentis incapable de le décevoir. D'une voix que je voulus assurée, je laissai couler un flot de mots de Jodorowsky : Les montagnes n'ont pas de rochers, pas plus que le monde n'a d'individus. Les rochers sont la montagne, les individus sont le monde. L'univers est une totalité. La bouche est sous les yeux, les oiseaux volent dans le ciel, les poissons nagent dans l'eau, tout occupe naturellement sa place, sans effort, avec bonheur. L'oiseau se noie sous l'eau, de même que le poisson dans le ciel. Le bonheur, c'est d'être nous-mêmes dans le milieu qui nous convient. Nous pensons, mais nous ne sommes pas nos pensées. Lorsque nous nous identifions à elles, nous cessons d'être nous-mêmes. 1 Je réalisai alors que pour toute réponse à mes nombreuses questions, j'aurais dû simplement pousser un cri. Un cri qui aurait résonné dans le vide de l'absurde, plus éloquent que tous les mots du monde.
Le ciel s'est enfin dégagé, après des semaines de grisaille, le soleil se montrait brillant et radieux au milieu d'un ciel azuré. Je replace mes idées, j'écoute, j'apprends et je lis. Je me promène le long de l'eau. Une femme s'approche de moi, enfin non, elle se promène elle aussi le long de l'eau et notre promenade se croise, nos mouvements, nos regards. J'aime ma solitude et rien ne peut l'ébranler sauf sans doute l'intelligence, le respect et la douceur d'autres bulles. Le soleil s'éteint lentement, la ville est moins bruyante, tout se relâche, elle passe, elle me reconnait (moi aussi je la reconnais), elle passe sans rien dire, puis j'entends : vous êtes Patrick Lowie, n'est-ce pas ? Je me retourne, je baisse les yeux, coupable, je prétexte une vue défaillante mais elle sait que je mens. Elle me dit : je ne vous avais pas reconnu tout de suite, vous avez vachement vieilli ! Je lui ai répondu vaguement que les journées sont plus courtes qu'avant. Elle poursuit : non, non, votre environnement vous use, vous devez trouver une nouvelle ville, une nouvelle contrée, plus de curiosité, alimenté le cerveau, le cœur, l'âme et les intuitions. Je lui dis : excusez-moi, pourriez-vous me rappeler votre nom ? Ma mémoire aussi dégénère. Elle se présente : Bouchra Zindine !
Tout me revient, ça défile devant moi, le soleil a totalement disparu, un vent frais nettoie tout sur son passage. J'entends des poissons se noyer. Il y a, chez cette femme, une élégance presque maladroite, une crainte d'exister, une évidente beauté. Je lui dis :
je sais que vos rêves vous ont perturbé. Parce qu'ils étaient puissants. Je sais ce à quoi vous espérez. Ce que vous vous promettez. Nous allons faire un exercice. On va s'asseoir ici dans le sable et vous allez me les raconter.
Elle hésite puis me dit :
j'espère sortir indemne de cette expérience.
Et en riant aux éclats je lui dis :
surtout pas Bouchra Zindine ! Nous n'en sortirons pas indemne. Je vous en fait la promesse. Allez-y, racontez-moi.
Elle me raconte que dans la nuit d'un 6 octobre elle a rêvé de la lune, qu'un homme inconnu lui a dit :
tu choisis quoi, Bouchra ?
Et qu'elle a répondu,
je choisis la lune pendant le rêve
. Elle était très très proche de la lune. La lune était immense, blanche et belle. Qu'elle était baignée par sa lumière. Elle fait une pose et dessine dans le sable un oiseau qui se fait manger par un crocodile. Je contemple son dessin, fasciné par la violence tranquille de cette scène. Soudain, une vague plus audacieuse que les autres vient lécher nos pieds, effaçant à moitié l'oiseau et le crocodile. Dans ce geste de la mer, je vois une métaphore de nos existences, de nos rêves éphémères. Je me tourne vers Bouchra et lui dis :
Vous voyez, même nos créations les plus viscérales sont à la merci des caprices de l'univers. Mais ne vous y trompez pas, ce n'est pas une fin, c'est une invitation à recréer, à rêver à nouveau.
Elle me regarde, ses yeux brillant d'une compréhension nouvelle.
Et si on redessinait ?
propose-t-elle.
Cette fois, faisons un oiseau qui vole au-dessus du crocodile, hors de portée, libre
. Alors que nos doigts tracent de nouveaux contours dans le sable humide, je sens que quelque chose a changé. Nous sommes en train de réécrire nos propres histoires, de défier nos peurs les plus profondes. Et dans ce moment suspendu entre deux marées, entre deux souffles, je comprends que c'est peut-être ça, le vrai sens de notre rencontre.
Mais le deuxième dessin ne donne rien et la vague vient à nouveau tout effacer. Un autre rêve m’a beaucoup marqué
, me dit-elle très sérieusement, dans la nuit du 20 avril 2020, j'ai rêvé que ma maison était portée par un bateau .. le bateau avançait à grande vitesse... j'ai eu peur.. j'ai posé la question au personnel du bateau, il m'ont répondu que c'est la vitesse normale.
Je l'écoute attentivement, laissant les images de son rêve se former dans mon esprit. Puis, je lui réponds d'une voix calme et réfléchie : Bouchra Zindine, ce rêve est fascinant. Il parle de mouvement, de changement, et de la façon dont nous y faisons face. Votre maison sur un bateau, c'est votre vie, votre identité, tout ce qui vous définit, emporté dans un voyage dont vous ne contrôlez pas la direction ni la vitesse. La grande vitesse du bateau représente probablement le rythme effréné de la vie moderne, ou peut-être des changements rapides dans votre propre existence. Votre peur face à cette vitesse est naturelle - c'est la réaction instinctive face à l'inconnu, à l'incertitude. Mais remarquez la réponse du personnel : “C'est la vitesse normale”. Cela suggère que ce qui vous semble effrayant et hors de contrôle est en réalité le cours naturel des choses. Peut-être que ce rêve vous invite à accepter le changement, à embrasser le mouvement de la vie plutôt que de lui résister. Votre maison sur le bateau, c'est vous-même, avec toutes vos racines, vos souvenirs, votre identité, naviguant sur les eaux tumultueuses de l'existence. Le fait qu'elle reste intacte malgré la vitesse est un signe de résilience. Ce rêve, Bouchra, pourrait être un appel à la confiance. Confiance en vous-même, en votre capacité à rester entière même quand tout bouge autour de vous. Confiance en la vie, qui vous emporte peut-être vers des horizons que vous n'imaginez pas encore.
Une nouvelle vague m’emporte et comme un morceau de bois séché au soleil depuis des siècles, la mer commande ma vie, va me faire voyager peut-être vers d’autres continents, elle décidera, aucune résistance, juste flotter puis un jour je coulerai, doucement, je me transformerai en poisson pierre et je ne bâtirai plus rien, je pourrai crier sous eau sans crainte de me noyer.
1
Mu, le maître et les magiciennes, Alexandro Jodorowsky
Bouchra Zindine est une artiste, explorant les allers-retours entre les pigmentations et les mots.
sc lowie ie - Yenaky
Chaussée d'Alsemberg 264
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