J'observe son regard qui s'alanguit. La journée offre sa plus
belle luminosité, ce soleil qui giffle et frappe le visage
puis le corps. Couché sur une plage, les vagues me caressent
les pieds comme pour me rappeler la présence de la mer.
J'aimerais oublier Mapuetos, ne faire que ça : le
regarder jouer avec un ballon rond, un ballon qui n'est pas
la lune. Je me réveille dans le rêve, ébloui par les rayons.
Dans le ciel, des milliards de bouches translucides, de
lèvres rouges qui se meuvent, de bouts de langues jaunes qui
apparaissent furtivement comme une invitation. Le ciel a
perdu son azur et nous offre un spectacle d'une grande
allégrie, en perpétuel mouvement, une installation. J'avais
déjà vu un ciel rempli d'yeux mais jamais plein de bouches.
Je pense à mes parents qui ne se sont jamais imaginés reliés
au monde. Je m'invite à manger un Tonkatsu mais mon
conscient me rappelle que je suis végétarien. Toujours
couché sur la plage, vingt kilos en moins (c'est à ce moment
précis que je me souviens que je suis dans un rêve), je
mange des bananes bleues en observant le mouvement des
bouches.
Au réveil, lorsque j'ai
raconté ce rêve au policier bienveillant, il m'a demandé si
je prenais des drogues. Évidemment jamais, mes rêveries
psychédéliques ne proviennent pas d'expériences chimiques,
tout est en moi, tout le temps. En rentrant à la maison
(mais où suis-je ?), au carrefour de quatre rues sans
voiture dans une ville où je pensais habiter seul, tous
morts depuis belle lurette, sauf le policier, une grande
maison perdue dans un paysage comme la dernière dent d'une
bouche édentée. Un enfant, qui semble sûr de lui même s'il
ne faut jamais se fier aux apparences, court autour du
rond-point devant ce qui pourrait être sa maison d'enfance.
Je lui crie : bonjour mon petit, c'est ta maison
natale ?
L'enfant semblait ne pas pouvoir me
répondre, sa bouche ne s'ouvrait pas. Il tourne, tourne, et
lorsqu'il s'approche de moi, je constate qu'il devient
adulte, lorsqu'il s'éloigne il redevient enfant. Il
ressemble à un enfant avec une conscience d'adulte. Vous
avez prévu de vous arrêter ?
, lui dis-je. Il fait
non de la tête. Il semblait terrifié. À chaque fois qu'il
passait devant la maison de nouvelles dents tombaient de sa
bouche qui se remplissait de sang. Comme s'il recevait des
coups d'un boxeur invisible. Il court de plus en vite, au
moment où il va s'évanouir, je le prends dans les bras pour
qu'il ne se fasse pas plus de mal. Je fixe l'instant comme
une prémonition.
Ses mains flottent dans le
sang, des milliards de ficelles attachées aux doigts d'une
main droite blessée, c'était lui le mouvement des bouches
dans le ciel. Le jeune homme avec le ballon s'approche et me
donne une paire de ciseaux. Je préfère toujours sauver
l'homme. Je le déconnecte du festival de beauté, les lèvres
s'échappent dans l'univers comme des ballons. Délivré, il
parle à nouveau : merci Monsieur, mon nom est
Jérémy Flaum et vous ?
J'aurais bien aimé lui
donner le mien mais je ne parvenais plus à parler. Des
ficelles trop grosses s'étaient emparées de mon corps et
tiré par la force des bouches, je me laisse emporté,
pénétrant enfin, les yeux ouverts entre les lèvres de
l'univers. Je me sens parfaitement dans mon élément, rassuré
même de ne plus devoir vivre dans cette ville morte. Rassuré
aussi de reprendre mes esprits.
Monsieur Lowie,
réveillez-vous !
, me dit Jérémy Flaum. Nous
allons commencer le tournage d'un nouvel épisode de Prêtez-moi
vos lèvres
. Les yeux hagards, je dis : je ne
prêtes jamais mes lèvres, je les donne
.
La main droite de Jérémy
Flaum est bandée.