Nice : la maison oubliée d'un ami-frère, un consulat
rongé par la nature hostile, un artiste qui joue sur les beaux
mots, un autre sur les morts, Nice. On est un 5 avril, il
est 4h30 du matin. Le rêve pourrait me parler de demain,
tellement je me sens vieux, mes ongles se décrochent des
doigts sans mal, mon téléphone ne cesse de sonner, les
notifications se superposent créant une mélodie simple,
belle mais ringarde et hasardeuse. J'entends les cris
heureux d'un bébé, sa première approche. Une vieille
femme presque drôle me hurle à l'oreille : pourquoi
n'avez-vous pas d'enfants ?
Je pensais d'abord m'ennuyer
mais ce n'est ni l'ennui ni la tristesse qui me traversent,
c'est la vieillesse, la peau se détache, je vois mes muscles
semblables à du poisson séché, mes veines sont bleues, des
os se désaxent, se déboîtent. Je viens d'avaler la dernière
portion de margherita à la terrasse d'une pizzeria sur
le marché aux fleurs fanées ouverte toute la nuit. Je me
promets de ne plus jamais revenir dans cette ville. J'écoute
la conversation de la table voisine, un couple, deux enfants,
un garçon encore très jeune et une adolescente. Cette
dernière parle de sa nouvelle vie, de son nouveau corps, elle
raconte qu'elle est si heureuse d'être devenue ce qu'elle est,
devant des parents admiratifs. Elle s'extasie par exemple
sur l'élasticité de son derme. Je ne peux plus le faire, j'ai la
peau trouée. Elle observe un jeune homme passer qui ne la
reconnaît pas. Deux de mes dents tombent dans l'assiette,
je me dis que je suis probablement dans un cauchemar. Un
bel homme hirsute, aux longs cheveux qui tombent sur les
épaules, barbe non taillée, me tapote la main gauche, je me
réveille. Je pense que vous avez fait un cauchemar, Patrick
Lowie. Je me suis permis de vous réveiller, il ne faut pas se
laisser emporter par des histoires sombres.
Je savais que je
m'étais endormi dans la grange. De là où je suis, je peux
voir le château, par-delà les arbres pointus. Il m'a réveillé
au mauvais moment, j'aurais aimé savoir où me menait ma
décomposition. Laurent Herrou, l'écrivain homosexuel, le
passionné de Quimper, l'homme des belles lettres révélé
par Guillaume Dustan est habillé comme l'adolescente du
rêve, la même jupe, le même chemisier, le même collier
de perles, il a les mêmes mimiques, la même démarche, la
même voix, le même regard, et lorsqu'il soulève légèrement
sa jupe, je découvre ses mollets, les mêmes mollets de la
jeune fille du rêve. Une seule différence : l'auréole dorée
au-dessus de la tête du cinquantenaire. Je me lève, sonné
et sans conviction, j'ouvre la porte de la grange, un jeune
homme restaure une statue en marbre dans le jardin. C'est quoi tous ces enfants en marbre ?,
lui dis-je. Il me
présente Adonis
et les groupes d'enfants
qui seront envoyés
à Rome pour accompagner les colonnes du maître autel
de Saint-Pierre. Je comprends que je me suis réveillé dans
un autre rêve. Je vous présente François Flamand,
me dit
Laurent Herrou, le sourire aux lèvres. Il n'est pas d'ici.
Le
jeune homme se retourne et me dit : d'argent à un chêne
de sinople, accosté de deux autres chênes plus petits, sur
une terrasse du même !
Je ne comprends rien à ses mots, il
semble venir d'une autre époque. Il poursuit : vous avez rêvé
de Nice, n'est-ce pas ? C'est bon pour le reste de votre vie. Les
trous dans la peau ne sont qu'illusions. Je vous vends trois
enfants en marbre si cela vous intéresse.
Je garde le silence.
En préparant à manger, un stoemp aux saucisses,
Laurent
Herrou devenu Bruxellois, m'explique : je voulais retrouver
mes amis d'enfance ce matin, j'avais hâte de connaître leur
avis sur le nouveau moi, celui d'Emily particulièrement
qui compte beaucoup à mes yeux, quand je vous ai réveillé,
je venais de voir Marc passer devant la pizzeria, mais il
ne m'a pas reconnu. J'espérais qu'il puisse enfin tomber
amoureux de moi, j'en avais tellement rêvé durant toutes
nos années au lycée.
J'observe le sculpteur qui signe chaque
enfant de ses autres noms : François Duquesnoy, Fattore di
Putti.
Le soleil disparaît, l'obscurité s'installe, étouffante et
silencieuse, le château au loin est illuminé, nuit d'étoiles,
pleine lune. J'observe Laurent Herrou, qui tel un animal
voit la lumière du fond de son terrier même si l'obscurité
s'accroche à lui. Il voit, sans être vu, l'accouchement des
ténèbres qui le délivrent. Puis, soudain son corps se durcit,
son tout devient marbre, le visage caché par les cheveux. Voilà,
me lance François Flamand, vous portraiturez les
gens, je les rends de marbre, c'est à votre tour !
Laurent Herrou est écrivain. En 2000, il publie une première autofiction, Laura, qui met à mal l’identité. Son travail creuse depuis lors cette fracture pour donner des textes autobiographiques, toujours à la limite du « je(u) », en s’articulant sur le monde qui l’entoure — géographique, littéraire, intime, professionnel, télévisuel. En 2019, il propose une « (RE) CRÉATION » à partir du personnage de Ripley (Alien, Ridley Scott) sur la plateforme culturelle Diacritik.com.