Dans le rêve, un homme sec avec une tête de singe gonflée à la cortisone me force à voyager dans un minuscule vaisseau spatial en forme de voiture grise métallique. Il se gratte les aisselles, fait des gestes chaotiques, crie sur moi et m’oblige à partir sur Mars. Nous sommes en mars aussi. Je le constate rapidement, le mois qui gère par excellence l'énergie physique, la libido, la prise de décision mais aussi la colère et l'instinct. Mars et ses surprises, ses couleurs intenses. Tout devient vite rouge. Une jeune femme est assise dans le véhicule qui aussi moche qu’une boîte à savon. On y va ? me dit-elle. Oui, allons-y , je réponds malgré moi, hypnotisé par l'étrange situation. L'homme-singe actionne une manette avec ses doigts velus et le vaisseau s'élève dans un vrombissement très désagréable. À travers le hublot crasseux, je vois la Terre ronde rapetisser jusqu'à devenir une bille bleue, oeil de verre, tandis que la jeune femme fredonne une mélodie dissonante. Je m’appelle Shab , me dit-elle. Regardez ! l’alignement des planètes de notre système solaire ! C’est remarquable ! On peut presque les toucher ! L'espace autour de nous prend des teintes de plus en plus écarlates, comme si nous traversions une mer de sang cosmique. L'homme-singe s’agite, bondissant d'un siège à l'autre en poussant des cris gutturaux qui font vibrer la carrosserie et dit : moi aussi je serai Président ! Shab sort alors de sa poche un fruit rouge vif, semblable à une pomme mais pulsant comme un cœur. C'est le fruit de Mars , murmure-t-elle en me le tendant, il faut le manger pour survivre au voyage . Je fixe le fruit battant, hésitant, alors que l'homme-singe se met à tambouriner sur le plafond du vaisseau en rythme avec les pulsations de l'étrange pomme. L'atmosphère devient électrique, chargée d'une énergie primitive et sauvage. Puis tout s’arrête. Apparaissent des personnages étranges, des êtres de l’espace, centaures, chacun dans une sorte de vaisseau unique, d’un blanc immaculé. Le buste de l’homme et un vaisseau blanc pour jambes en forme de cône. Ils avaient l’air menaçants mais le spectacle est fabuleux. Shab prend des photos.
Et lorsque le cliché fut pris, seule la planète Terre apparaissait devant moi. Énormissime de toute beauté et en couleur ! Je ne comprends pas bien si ce qu’elle me raconte était un rêve ou la réalité. Je suis assis à la terrasse d’un café de la gare, je suis arrivé quatre heures à l’avance, pas envie de perdre ce train, on m’attend de l’autre côté de la forêt. Qui vous attend ? me demande Shab. L’artiste me regarde avec un œil pétillant. Elle dessine pendant qu’elle me parle, elle m’informe de la situation des femmes en Iran, des femmes en général, des tyrannies… je réponds par des je sais . Je sais depuis si longtemps. Je ne suis pas résigné, je suis toujours debout et ces portraits oniriques sont mes combats. Elle me sourit et me dit, à son tour, je sais. Elle m’explique que nous ne sommes jamais allés sur Mars et que l’homme n’ira jamais sur la planète rouge. Shab arrête de dessiner : après la naissance de mon fils, j’ai rêvé d’une araignée qui tentait de monter dans mon lit et me rejoindre sous les draps. J’ai crié, j’ai appelé mon mari mais mes cris étaient muets. Je me suis réveillée et depuis ce jour-là, je n’ai plus peur des araignées. Les rêves peuvent parfois guérir de traumatismes inutiles. Je sens vos angoisses cher ami, si vous continuez, ce ne seront pas nos ennemis qui vous tueront mais leurs mots qui vous achèveront. Je l’écoute parler, j’aimerais oublier de prendre le train, personne ne m’attend. Elle a raison. Je ne suis pas arachnophobe. Les trains ne sifflent plus, je risque d’éviter la fuite. Je reste immobile, figé, incapable de me lever. Les souvenirs de notre voyage imaginaire sur Mars se dissolvent comme une aquarelle, ne laissant qu'un goût métallique de révolte et de liberté. Shab range ses crayons, ses dessins sont nos cartes au trésor d'un monde à inventer. Et malgré l'absurdité de notre trajectoire cosmique, nous savons que les rêves sont nos derniers espaces de résistance. Non, non, me dit-elle, vous ne comprenez pas bien. Je vous ordonne de rêver aux choses les plus détestables, rêvez vos luttes, rêvez vos ennemis, rêvez vos rivaux… Vous verrez qu’il s’agit de rêves rédempteurs,... le rêve rédempteur, le démon qui délivre… et je vous offre ce dessin. C’est la première fois que je dessine un homme.
Je regarde le dessin. D'abord flou, puis de plus en plus net. Ce n'est pas un homme, comme Shab le dit. C'est une femme. Une femme aux traits indéfinissables, qui ressemble à personne et à toutes. Son visage traverse les frontières, les genres, les oppressions. Un portrait universel de résistance. Shab me fixe, un sourire énigmatique aux lèvres. Vous voyez maintenant , murmure-t-elle, ce que signifie vraiment dessiner un homme . Le dessin prend vie sous mes yeux. Une femme, mais pas une femme ordinaire. Un corps fait de lignes de résistance, de frontières franchies, de silhouettes qui se désagrègent et se reforment. Ses traits sont ceux de toutes les femmes opprimées : iraniennes, syriennes, afghanes, mais aussi celles du monde entier. Un visage qui traverse les continents et les époques. Shab a dessiné plus qu'un portrait, elle a tracé une géographie de la résilience. Ce n'est ni un homme ni une femme , me dit-elle. C'est un territoire. Un territoire de liberté. Faites de mauvais rêves, au réveil, vous serez bien plus fort.
Publications & anecdotes
Je suis Shab. Artiste illustratrice Strasbourgeoise d origine iranienne. J'amplifie et relaye la voix de la révolution iranienne « Femme Vie Liberté/Woman Life Freedom » avec mes illustrations sur les réseaux sociaux. Je partage mes dessins en hommage au soulèvement universel des femmes rayonnantes et résilientes. La première révolution féministe soutenue par les hommes dans mon pays. Je dénonce les violences liées à l'apartheid des genres et guérit mes blessures à travers leurs histoires….Un combat qui nous concerne tous.toutes. Pour la femme, pour la vie et pour la liberté !
sc lowie ie - Yenaky
Chaussée d'Alsemberg 264
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