Je ne comprends pas toujours mon obsession de
vouloir me rendre à Ginostra et tout faire pour ne pas y
aller. Les prétextes sont nombreux : trop de travail, pas
envie d'y aller seul, l'argent, la meilleure période, bref…
autant de raisons qui devraient m'empêcher de penser
simplement de me rendre sur cette île. Dans mes rêves ce
n'est pas la même chose, eux me permettent de voyager où
je me sens le mieux. Il y a très longtemps, quelques mois
avant de m'installer à Rome en 1988, j'avais rêvé que j'étais
un géant et que je traversais l'Italie en quelques enjambées.
Ce rêve me poursuit, je me vois, je me voyais traverser
la botte, les cheveux longs aux vents, la jeunesse pour se
rassurer. Dans un rêve plus récent, je me voyais en Calabre,
marcher sur les routes et se retourner de temps en temps
le pouce levé dans l'espoir d'être pris en stop. J'avais passé
la nuit d'abord à Sperlonga, quatre cents kilomètres plus
haut. J'espérais y trouver des empreintes laissées par le film
de Nathan Juran, à des millions de kilomètres de la Terre.
J'étais le seul client de l'auberge de jeunesse, gérée par un
couple plutôt disgracieux. C'était un cauchemar. Le dortoir
était sale et immense, je me déshabille, je m'endors dans
le lit aux draps déjà froissés, j'entends des bruits, j'allume
la lumière de la chambre : des milliers de cafards bougent
dans tous les sens au sol et dans les lits, se mangent entre
eux mais se multiplient. Je me rhabille, range mes affaires
tout en me frottant les cheveux pour me rassurer de ne pas
en emporter quelques-uns avec moi, je cours dans la rue
et fuis cette auberge. La nuit, les rues de Sperlonga étaient
noyées dans l'ombre d'intersections de faisceaux lumineux
projetés d'on ne sait où vers on ne sait où. Je trouve un
cylindre en verre identifié : Armée de l'espace – projet
Mapuetos
et j'en extirpe une sorte de cocon gélatineux.
En une fraction de seconde, la gélatine se transforme en
animal qui grandit très rapidement devenant monstrueux
et qui tente de m'avaler. Je fuis encore. Un bus, de la
marche, quelques voitures, encore un bus et de la marche
et me voici à Cetraro en Calabre. L'enfer derrière moi, le
cauchemar oublié. Les rues de cette petite ville sont vides,
j'entends juste des enfants, de jeunes ados, dont les cris font
échos sur les murs comme sur les parois de mon cerveau.
Ils jouent au ballon, ils doivent avoir douze ou treize ans. Ils
sont beaux, ils ont cette beauté de l'innocence embrassée
par un soleil plombé d'amour. Ils me lancent la balle, après
quelques jongleries ils m'arrachent le ballon, le plus âgé des
deux s'appelle Edoardo, ils donnent un coup mal calibré, la
balle tombe sur le rebord d'une fenêtre. L'autre garçon crie : non ! Pas la fenêtre de la sorcière !
Le vase de la sorcière tombe
sur la tête d'Edoardo. Il s'écroule, ses cheveux tombent, il
n'en a plus. Plus rien. Il reste étourdit quelques instants, son
ami déguerpi, il se réveille, différent, plus grand, dix ans de
plus je crois, c'était l'impression que j'avais, il est dans mes
bras, il me dit : où est mon cousin ? Qui êtes-vous ?
Il pleure,
comme s'il faisait une crise de croissance. Il grandit encore.
Au bout de la ruelle, des loups blancs s'avancent vers nous.
Vers moi peut-être. Ils fixent l'enfant, la sorcière s'est
endormie depuis belle lurette. Ils repartent, nous laissent.
Chauve, il se relève et répète : qui êtes-vous ?
Je lui explique
mon périple, ma nuit à Sperlonga, la gélatine, le monstre,
lui et son cousin, ses cheveux, les loups blancs, la sorcière,
ma présence, j'enchaîne : je m'appelle Patrick Lowie, on dit
que je suis un chaman, mais rien ne le prouve. Je pensais
me rendre à Ginostra, voir le Stromboli, m'y plonger. Et toi,
qui es-tu ?
Il me guide sans rien dire jusqu'au bout de la
rue Luigi de Seta
, là où il y a une croix qui surplombe la
mer. Est-ce une hallucination ? Sur la ligne d'horizon j'avais
l'impression de distinguer un volcan en pleine mer. Tu as
quel âge ?,
lui dis-je. Il me prend par le bras, comme pour
me soutenir, comme si j'allais m'écrouler puis me répond : j'ai vingt-quatre ans, je m'appelle Edoardo Brusco et je suis
né ici dans cette ville, mais je viens d'ailleurs, d'une planète
qui est située bien plus loin que Mars. Je veux dire beaucoup
plus loin, j'insiste : « trop loin pour que vous puissiez vous
imaginer la distance ». Cette planète s'appelle Mapuetos.
Dans vos rêves, Mapuetos était une ville, un désert, un village
peut-être sur Terre, mais tout cela n'était qu'illusion, rêves,
cauchemars. J'aimerais vous dire que l'aventure s'arrête ici,
je pourrais vous ramener à la raison. Sachez que je viens
de Mapuetos, et qu'y aller n'est pas de votre dimension.
Pendant qu'il parle, ses cheveux repoussent lentement. Je
vous accompagne à Ginostra,
conclut-il. Je ne me souviens
pas du voyage jusqu'au Stromboli, je me souviens d'images
dans le rêve, comme si nous étions sur l'île de l'éléphant en
Inde, puis en Colombie, puis à Lisbonne, puis en Afrique du
Sud, comme si le voyage jusqu'à Ginostra était un voyage
au bout du monde. Mon coeur s'est emballé, tout semblait
à l'improviste possible, en plongeant dans la lave du volcan,
je sens un baiser dans mon cou, nos âmes se pétrifièrent
comme lorsque Bacchus a pétrifié le fils de Dryas. Tout
semblait possible,
me dis-je.