Je
me souviens d’une nuit onirique
aurait pu écrire Joe
Brainard. Il y a dix-huit mois, j’ai rêvé que j’étais dans
un monde étrange, digne des plus belles œuvres surréalistes
: rues quasi désertes, couleurs blafardes, rats morts au
milieu des chaussées, hommes et femmes en djellaba Gucci en
tandem pédalant dans le vide, zigzaguant entre les ombres de
mon corps amaigri, taxis vides à la recherche de clients
disparates, enfants des rues devenus fantômes des rues,
bâtiments inachevés, ouvriers chômés et crevés, comme si le
monde était pris en otage par des nuages toxiques qui nous
rendaient tous fous, repères effacés. Je me souviens qu’à
l’époque j’avais interprété ce rêve comme une métaphore du
monde, de mon rapport au monde, je n’avais pas compris qu’il
s’agissait d’un rêve prémonitoire, je sais désormais qu’il
s’agit des deux.
Si Jean Genet était l’écrivain du confinement, j’ai compris
depuis quelques jours que je ne serai jamais un écrivain en
prison. Comment écrire, le cerveau enfermé, les neurones
cautérisés, bousillés par cette envie de faire rire les
murs, d’éplucher l’humain, la mâchoire crispée, les nerfs
enflammés, comment écrire cette période sans recul alors
qu’on s’est soi-même enfermés pour éviter le pire, un pire
invisible, un pire dont on ne voit que des chiffres, des
chiffres estimés qui ont pour seule fonction d’effrayer ? La
mer n’est pas très loin, trop loin pour l’entendre certes,
la mer me manque, je regrette de n’avoir pas de fenêtre,
aussi petite soit-elle, de vue sur ses vagues solides. Ma
cour intérieure aux murs décrépis ressemble à celle d’une
prison protégée par des barbelés pour me défendre d’un
ennemi qu’on dit maléfique mais dont on ne sait rien. Les
oiseaux me charrient, s’envolent, se libèrent en ricanant.
Un voisin, bon père de famille, l’air désolé, m’apporte
spontanément du couscous ou des crêpes, tel un gardien de
prison qui me sait innocent. Nous sommes tous en prison, lui
aussi, et tous innocents. J’aurais pu rentrer dans ma ville
natale avant le confinement total, j’aurais pu tomber
amoureux quelques secondes avant de voir la porte se
refermer sur mes rêves, j’aurais pu penser que c’était une
opportunité pour faire le point sur ma vie, faire un bilan,
j’aurais pu penser que c’était le moment idéal pour terminer
ce nouveau roman qui n’accouche plus de rien, même plus
d’une souris verte. J’observe le manège des opportunistes en
tous genres, des guérisseurs de cœurs invalides, des gourous
inconsolés, des bienfaiteurs non validés. Non, ce n’est pas
la guerre. J’observe sur l’écran plat les hommes politiques
de tous les pays, dans toutes les langues, amnésiques, des
girouettes rouillées, des perroquets qui bégaient, ils
préparent déjà un pseudo futur : le leur. Depuis deux
semaines, en confinement-solo, mon corps ne marche plus, il
obtempère, se sauve, s’écrase, s’oublie ; ma tête engourdie
me joue des vilains tours, des tours de passe-passe, des
tours de magie, des tours du monde des villes visitées, des
mains touchées, des bouches embrassées, des odeurs
volatilisées, des promesses non tenues, ma mémoire va
chercher en moi des lumineux moments oubliés, de Lisbonne à
Porto Alegre, de Montréal à Ouarzazate, des sourires
abandonnés, les plus belles histoires d’amour sont mortes.
Une saudade qui m’étrangle. Constater que j’avais déjà fait
ma route dans une merveilleuse quiétude, éblouissante mais
désespérante. Après plusieurs jours dans un silence
monastique, c’est la musique qui va progressivement
m’emporter ailleurs, pas la soupe de notes et de voix sans
âme qui assomme non, la musique qui donne des coups de poing
des meilleurs boxeurs, coups qui bousculent puis qui
réveillent. La vraie angoisse a été : et si nous restions
enfermés des mois, des années ? Si tout cela n’était que le
début de la société du confinement
?
Je me réveille de ce cauchemar, le dragon en moi, la terre
et le feu sur la peau rosée, écaillée, je retrouve mes mots
hardis, le désir, la curiosité, la hardiesse, la fougue, la
rencontre de l’autre, cet autre qui est nous, je bâille d’un
bonheur, j’écarte les bras, je retrouve en moi la force du
voyageur, la fougue de l’amoureux, ne plus avoir peur de
donner un baiser, je revois ma bataille nocturne et ma
victoire contre la lâcheté, le ciel est bleu, ma cour
intérieure est colorée et parfumée, je m’inscris dans un
temps nouveau. J’efface des murs blancs mes graffitis
carcéraux, les traits parallèles qui comptaient les jours
passés, j’efface aussi le bateau, l’avion, l’enfant qui
s’envole.
Premier jour de libération, les rues sont bondées de gens
heureux, ils chantent et pleurent d’une joie non feinte, l’ animal
a été vaincu. Plus rien ne les arrêtera, plus aucune peur ne
les empêchera d’être vivants. Je retrouve la mer, je plonge
dans l’océan comme on renaît, je nage vers d’autres
horizons, toujours au bord de l’ennui, ne jamais tomber dans
le précipice d’une vie sans passion. Le miracle tente
d’écarter la réalité du rêve sans plus trop savoir qui est
qui.