Dans mon rêve, deux très belles femmes rondes me
prennent par la main et m'emportent dans un ciel qui
ressemble à une vieille toile décapée, rugueuse, oubliée et
de couleur rousse. Elles se transforment en goélands,
surprises par la métamorphose, elles me lâchent et je plane. Voilà,
lui dis-je, c'était le rêve de cette nuit, rêve récurrent et
qui ne m'apprend rien malheureusement sur cette vie
éveillée.
J'ai les yeux fermés, la peau caressée par la lumière
perdue. Loubna Serraj est assise devant moi, sur un rocher,
une casquette vissée sur la tête, derrière elle un panorama
majestueux, une suite de lignes superposées, sans fin. Elle
me dit : vous le saviez depuis le début que Mapuetos
n'existait pas ? Et Marceau Ivréa, c'est un hétéronyme à la
Pessoa, n'est-ce pas ?
Elle s'arrête. Je l'observe dans un
silence spirituel, j'entends une goutte d'eau s'échapper d'un
fruit mûr, puis s'évaporer, une pensée fragile qui s'évade.
Elle me dit : qu'avez-vous dit Patrick Lowie ?
Je n'avais rien
dit justement. Je lui avais à peine transmis un brin d'énergie
bienveillante. Que faire maintenant Loubna Serraj ? Tuer
les mots ? Massacrer les adjectifs obsolètes ? Vendre des
pages blanches ? Et si vous me racontiez votre rêve récurrent ?
Dans ce portrait onirique de l'amoureuse des livres, je
soulevais en moi la sensation de perdre pied, comme si ma
jambe gauche était vide et que je laissais le talon gauche lui
aussi lentement se soulever. J'avais imaginé cette rencontre
onirique à Casablanca mais nous sommes loin du chaos de
la ville. Nous sommes au coeur d'une montagne endormie,
au sein du dragon. Elle sourit, gênée par le soleil sans doute. Loubna, j'ai lu votre rêve, toujours ce même cheminement
incandescent, votre présence suraiguë.
Elle respire
profondément puis me raconte : oui, sans doute,… dans
mon rêve, tout d’abord, c’est une longue procession
d’humain.e.s, de sexe, âge et taille indéfinis. Dans la « vie
réelle », je n’ai pas souvent ces filtres-là, il est tout aussi rare
que je les ai dans mes rêves. Dans une ambiance sinistre,
presque mortuaire, ces humain.e.s sont donc là, les un.e.s
derrière les autres en file indienne. Il.elle.s ne se parlent pas.
Il.elle.s ne se regardent pas, ni à la dérobée et encore moins
dans les yeux. Il.elle.s sont juste « rangé.e.s » là, les têtes
baissées, les pieds joints et les lèvres closes. De temps en
temps, ce cortège avance d’un pas ou deux vers ce qui me
semble être une sorte de guichet. Les ombres, de celles et
ceux qui se déplacent, m’empêchent de voir exactement ce
qui s’y passe.
Une autre sensation me prend, la terre a-t-elle
bougé ? La jeune femme, l'air de rien, n'était plus assise au
même endroit, le rocher s'est légèrement écarté d'un
amandier recroquevillé et isolé dans ce paysage aux herbes
rudes. Oui, je sens la terre trembler. Un dragon s'étirer
lentement. Elle poursuit : je semble faire partie d’un coin
éloigné de cette procession qui, compte tenu du grand
nombre de ses humain.e.s, adopte une démarche serpentine.
Je ferme les yeux et la vois, tout naturellement comme si je
volais au dessus, comme un gigantesque serpent qui
frissonne et se meut doucement. Les humain.e.s sont gris.e.s,
il.elle.s ont cet air triste qui précède l’annonce d’une mort
certaine. Je reprends tout aussi naturellement que j’avais
fermé les yeux ma place dans ce serpent. Quelque chose au
fond de moi hurle que non. Ma place n’est pas avec ces
humain.e.s. J’essaie de croiser le regard de quelqu’un.e. Je
tente de m’arrêter et de ne pas avancer mais une espèce de
force invisible me pousse à suivre le mouvement qui me
paraît aussi précis que le tic-tac d’une montre. Un compte à
rebours. Vers la mort ? De qui ? Vers la fin ? De quoi ? Tu vas
où ? J’entends ma voix poser ces questions mais personne ne
me répond. Personne ne semble écouter ma voix. Sont-il.
elle.s tous.tes sourd.e.s ? Muet.te.s ? Les deux ?
La poésie de
l'écrivaine, envahi les lieux, mon rêve me paraît moins
essentiel, comme si la valeur du sien prenait le pas sur mes
nuits oniriques. Je me vois prendre un couteau et ouvrir le
ciel. Tout était écrit en fin de compte mais rien n'avait été
fait. Un fruit me mord, un insecte me pique, une partie du
ciel se détache comme une rétine. Un serpent longe
l'horizon, elle poursuit : le serpent avance doucement mais
sûrement. Je ne suis ni angoissée, ni en panique. Juste
curieuse et avec cet étrange pressentiment persistant que
ma place n’est pas là ; que ces personnes me sont étrangères.
Et puis tout ce gris autour de nous, si déprimant, si morbide.
Enterre-t-on quelqu’un ? Nous-mêmes ? Celles et ceux qui
passent au guichet ? Ce dernier apparaît de plus en plus
clairement au fur et à mesure que nous nous en approchons.
Ce n’est pas vraiment un guichet d’ailleurs mais une sorte
de table derrière laquelle se trouve un homme ou une femme
tout(e) de noir vêtu(e). Devant lui(elle), c’est un grand pieu
de métal qui est posé. Les bords sont tranchants et aiguisés.
À ce moment, mon coeur se serre et une voix, l’une de mes
voix, s’écrie « Non, hors de question. Je t’ai dit ». Elle ne
semble audible qu’à moi. Le cortège continue à avancer.
Maintenant, j’entends le son des pas de plus en plus fort. Un
son. À chaque fois. À chaque pas. Comme un seul être. Le
serpent humain. Je me détache du cortège et cligne plusieurs
fois des yeux, les ouvre grands, les referme puis les rouvre
pour être certaine que je suis la seule, qu’il n’y a pas un
autre être humain qui ne soit pas dans le rang. Aucun. À
cette distance, je peux maintenant voir que chaque humain.e
arrivant au niveau de la table plante sa main dans le pieu.
D’un coup. Sec. Sans hésitation. Sans même s’arrêter ou se
retourner. On dirait des automates qui feraient des gestes
prédéfinis comme téléguidés. J’essaie de regarder leurs
visages pour distinguer une grimace de douleur, un soupçon
de peur ou de réticence. Rien. Ils sont toujours indéchiffrables
— même si je fais, à ce stade, la différence entre les femmes
et les hommes de cette procession — et gardent leur couleur
grisâtre et uniforme ; comme si leurs habits avaient déteint
sur elles.eux. Soudain, vite, voire trop vite, je suis de plus en
plus proche de la table. J’essaie de capter tout ce qui
m’entoure ; j’ai l’impression que mes yeux ne clignent plus.
Je vois nettement maintenant l’être en noir qui a la tête
baissée. Impossible de voir son visage ou ses yeux. D’un
doigt, il désigne le pieu. La femme ou l’homme du cortège
enfonce sa main, paume en bas, faisant jaillir du sang qui
éclabousse une bonne partie de la table blanche. Immaculée
avant le rituel, elle devient rouge puis reprend sa netteté dès
que la main est retirée du pieu. Du blanc et du rouge
écarlate dans tout ce gris. Une touche de vie ou une annonce
de mort ? Je ne sais pas. Deux ou trois humain.e.s me
séparent de la table. Là, quelqu’un avec une voix d’homme
mais au visage dont je n’arrive jamais à distinguer les traits.
Je sais que c’est un homme. Mais je suis incapable de le voir
alors même que tout ce qui m’entoure est désormais très net.
Le visage est flou mais la voix est claire. Elle me dit, comme
un murmure très doux, à mon oreille droite : « Toi, tu n’as
pas besoin de le faire. Tu es différente. Reste telle que tu es ».
Et tout aussi naturellement que cela, je passe devant la
table. Le doigt ne pointe pas le pieu. Il reste caché derrière le
noir de l’habit de l’être muet qui garde toujours la tête
baissée. Je dépasse la table et je me retourne pour voir
derrière moi, femmes et hommes continuer comme si je
n’avais jamais existé. Comme si cette interruption
momentanée n’avait pas été enregistrée. D’ailleurs, j’ai
comme l’impression que je ne fais plus partie du serpent. Je
m’en éloigne, dans les airs. Il me paraît plus gigantesque
qu’il ne l’était lors de ma première envolée. En plus, il n’y a
pas un seul serpent mais des dizaines, des centaines, des
milliers ; les uns à côté des autres. Ils représentent euxmêmes
des parties d’autres entités… Tout cela me semble
interminable. D’un interminable gris. Je me sens plus légère,
je m’envole dans les airs, toujours plus haut, toujours plus
loin de tout cela. Vers les couleurs que je distingue floues
d’abord puis plus nettement…
Loubna Serraj aurait pu
chanter son rêve, elle n'a plus de voix, se tait, se réveille
d'une transe à peine perceptible, le corps en lévitation, la
stimulation se son aire cérébrale déclenche cette sensation
d'être éjectée du corps comme pour la mue du serpent. Je
n'aurais pas dû vous inviter ici,
lui dis-je. Elle me répond
qu'au contraire, que j'avais bien fait, qu'elle devait
absolument me raconter ce rêve et que je pouvais en faire
ce que je voulais. Soudain, comme par magie, nous sommes
au coeur de Casablanca (mais y a-t-il un coeur à Casablanca?),
le vent dépoussière la ville après un été de sable. Les
automates sont partout, des dizaines, des centaines, des
milliers… les uns à côté des autres. Tout est à l'arrêt,
j'entends juste des battements puis rien. La fin d'un monde.
Je lui dis : Mapuetos existe réellement, parfois je l'oublie,
Marceau Ivréa n'est pas un hétéronyme. Il m'arrive de
perdre le fil de cette aventure onirique, dévoyé par les
machines mais les robots meurent aussi, et le rêve se
poursuit. Merci de m'avoir offert ce moment de poésie
onirique, nous devrions tous raconter nos rêves au lieu de
partir à la recherche du réel. Mapuetos est là lorsque nous
nous y attendons le moins. Il sera là quand nous n'aurons
plus rien. Ivréa le savait, il en est mort probablement.
Et je
bâille, je bâille tellement fort que ma bouche englobe le
monde que j'avale y compris les deux goélands.