Marguerite Duras

Marguerite Duras

Le portrait onirique de Marguerite Duras

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Patrick Lowie, je vais répondre à votre question. Je veux dire que j’y ai pensé. Je pensais au début qu’elle était maladroite votre question, une demande archaïque qui ressemble tant à toutes ces questions journalistiques qui n’apportent rien au monde. Un peu comme si on me posait la question sur Yann, sur l’Indochine, sur le Gange ou sur mes livres. Tout cela est du passé. C’est tout. J’ai cependant aimé votre regard lorsque vous m’avez posé la question, j’ai immédiatement compris que vous ne faisiez pas partie de l’Inquisition ambiante. Vous aviez le regard d’un homme qui venait d’écrire sa vie. Peut-être en fin de vie. Un homme qui a vécu courageusement, aventurier mais naïf. Oui, vous aviez ce regard d’homme naïf. Intransigeant qu’avec lui-même, du beurre avec le reste du monde. J’en ai connu des hommes comme vous, j’en ai connu en Inde. Pas dans les soirées du Consulat, non, dans les yeux des quelques Jaïns que j’ai pu rencontrer dans des temples à Calcutta.  Je ne vous ai pas encore entendu me répondre, Patrick Lowie. Vous gardez ce silence. Ce silence qui dit tout. Qui dit la peur peut-être. Non, pas la peur. L'attente. Comme si vous attendiez que je comprenne quelque chose que vous ne pouvez pas dire. Quelque chose sur la mort peut-être. Sur l'écriture aussi. Les deux sont liées, vous le savez comme moi. On n'écrit que parce qu'on va mourir un jour. C'est la seule raison valable. Le reste, c'est de la littérature. De la petite littérature comme ils disent dans les salons. Vous n'êtes pas de ces salons-là, je le vois bien. Vous êtes plutôt de ceux qui écrivent la nuit, quand la ville dort. Quand même les chats ont cessé leur vacarme. C'est ça votre question en fait ? L'écriture nocturne ? La solitude ?

J’hésite, je voudrais allumer une cigarette alors que je ne fume plus depuis vingt ans, Marguerite Duras m'observe et ajoute : allez-y, prenez-en une, elle ne va pas vous tuer. Cette société où la médecine domine ne vous a pas fait du bien . Je prends la cigarette qu'elle me tend et je dis : ma question était simple, je veux juste que vous me racontiez un rêve que vous avez fait, un rêve récurrent ou poignant, quelque chose qui vous a marqué . Elle tire longuement sur sa cigarette, le regard fixé sur un point invisible. Un rêve ? Les rêves sont comme l'écriture, on ne les choisit pas. Ils nous habitent, nous traversent. Parfois ils nous tuent un peu. J'en fais un, oui, qui revient. Toujours le même depuis des années. Je suis dans une maison au bord de la mer, ce n'est pas Trouville, non, c'est plus loin, peut-être en Asie. Il y a cette lumière particulière, vous savez, celle des tropiques. Et dans ce rêve, je cherche quelque chose. Un livre peut-être, ou une personne. Je ne sais jamais quoi exactement. Les portes s'ouvrent sur d'autres portes. Et il y a ce bruit, comme un battement. Ce n'est pas la mer, non. C'est autre chose. Quelque chose qui pulse dans les murs mêmes de la maison. Elle s'arrête, écrase sa cigarette . C'est un rêve stupide en fait. Comme tous les rêves. Mais il me poursuit. Vous comprenez ?

J’ai du mal à avaler la fumée de cigarette et je propage tout dans la petite cuisine où Marguerite Duras venait d'ouvrir une deuxième bouteille de vin rouge. La nuit tombe, une fenêtre donne sur une plaine où des mouvements étranges attirent mon attention. Elle ne regarde pas la fenêtre, elle remplit les verres. Qu'est-ce qui vous trouble dehors ? Ce sont les ombres qui bougent ? Elles bougent toujours ici. C'est pour ça que j'ai choisi cette maison. Les ombres y sont vivantes. Comme dans mon rêve. Elle boit une gorgée. Vous n'avez pas répondu à ma question sur le rêve. Vous l'avez détournée vers moi. C'est ce que font les écrivains, ils détournent. Ils volent les histoires des autres. Je l'ai fait toute ma vie. Vous aussi, je le sais. Je l'ai lu dans vos livres. Ces mouvements dans la plaine, là, ce sont vos personnages qui viennent nous voir. Les miens aussi peut-être. Ils se mélangent la nuit. Ils forniquent entre eux. Ils créent des histoires que nous n'aurions jamais pu écrire. Je tousse, la fumée me brûle la gorge. Je voudrais ouvrir la fenêtre mais quelque chose m'en empêche. Une peur ancestrale peut-être. Ou la voix de Marguerite Duras qui continue, implacable, dans la pénombre de la cuisine. Elle ajoute en murmurant : Je peux dire ce que je veux, je ne trouverai jamais pourquoi on rêve et comment on ne rêve pas. Elle se lève soudainement, va vers la fenêtre, je m’écarte. C'est comme l'écriture en fait. On ne sait jamais pourquoi on écrit et comment on n'écrit pas. On le fait, c'est tout. Comme respirer. Comme mourir aussi. Elle pose sa main sur la vitre . Ces ombres là-bas, elles écrivent peut-être. Elles écrivent nos vies pendant qu'on dort. Pendant qu'on croit écrire. Elle se retourne vers moi . Vous savez ce que c'est, vous, ces moments où l'on ne sait plus si on écrit ou si on est écrit ? Ces moments où les mots viennent comme dans un rêve, où l'on ne sait plus qui parle ? Qui vit ? C'est pour ça que je bois. Pour que les mots viennent d'ailleurs. Pour qu'ils ne soient plus les miens. Le vin dans mon verre semble plus sombre que d'habitude. Presque noir. Comme l'encre. Je regarde Marguerite Duras dont le profil se découpe dans la nuit. Elle ressemble soudain à une de ces ombres qu'elle décrit, à une de ces présences qui hantent la plaine. Je me demande si tout ceci n'est pas déjà un rêve. Elle poursuit : cela va bientôt faire trente ans que j'ai passé l'arme à gauche, j'adore cette expression, et je reçois ici, dans cette cuisine, des femmes et des hommes que j'aime bien. Laure Adler bien sûr, Sandrine et Michel aussi, mais vous, je ne vous attendais pas, en fait, oui je vous attendais mais je n'osais pas y penser. Vous comprenez ce qu'est l'amour, Patrick Lowie ? Vous êtes ici parce que vous m'aimez. J'aime aussi votre talent. Le rêve que je fais régulièrement, c'est de vous rencontrer. Je pose la cigarette, mes mains tremblent légèrement. L'amour ? Je croyais le comprendre. Je l'ai écrit tant de fois. Mais là, dans cette cuisine, avec vous... Je m'arrête, je cherche mes mots . Vous savez, je vous ai lue toute ma vie. Je vous ai lu jusqu'à en avoir mal. Jusqu'à ce que vos mots deviennent les miens. Et maintenant, vous me dites que vous me lisez aussi, de l'autre côté... Je regarde mon verre, puis la fenêtre . Ces ombres dehors, ce sont tous vos lecteurs ? Tous ceux qui vous aiment ? Elle sourit, ce sourire si particulier qu'on lui connaissait. Non, je vous l’ai dit, ce sont les personnages. Les vôtres, les miens. Ils attendent. Ils attendent toujours. C'est ça l'amour dont je parle. Cette attente. Cette douleur aussi. Vous écrivez sur la douleur, Patrick Lowie. Vous écrivez avec elle. Comme moi. C'est pour ça que vous êtes là. Dans ma cuisine. Trente ans après. La bouteille de vin est presque vide maintenant. Le temps semble s'être arrêté. Ou peut-être n'a-t-il jamais existé dans cette cuisine. Je reprends : je parlais de vos lecteurs car ils vous aimaient. Ils vous aiment encore. Et on écrit ce qu'on aime, ce sont donc vos lecteurs et vos personnages, une forme hybride d'inspiration maudite. Ne serions-nous pas des vampires ? Je vois le vin qui a la texture du sang noir, ces ombres et même votre sourire presque caché par votre col roulé….

Marguerite Duras laisse échapper un rire rauque et m’interrompt : des vampires ? Oui, c'est exactement ça. On se nourrit des autres. De leurs vies, de leurs morts. De leurs amours surtout. Vous savez ce que je faisais avant d'écrire ? Je regardais les gens. Je les vidais de leur substance. Je prenais tout. Leurs gestes, leurs silences, leurs regards. Je ne laissais rien. C'est cruel l'écriture. Plus cruel que la mort. La mort, elle prend tout d'un coup. L'écriture, elle, c'est lent et noir. Comme ce vin. Elle fait tourner le liquide sombre dans son verre. On boit la vie des autres goutte à goutte. On la transforme. On la déforme. Et après, on appelle ça de la littérature. Elle s'approche de moi, son col roulé noir semblant absorber la faible lumière de la cuisine. Mais vous le saviez déjà, n'est-ce pas ? C'est pour ça que vous êtes venu. Pour comprendre comment on survit à ça. Comment on continue à écrire quand on a tout bu, tout pris. Quand il ne reste plus que ces ombres dans la plaine. Ces lecteurs-personnages comme vous dites. Ces spectres qui nous hantent et nous nourrissent en même temps.  


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Bio

Marguerite Duras (née Marguerite Donnadieu, le 4 avril 1914 à Saïgon, Indochine française – morte le 3 mars 1996 à Paris) est une figure incontournable de la littérature française du XXe siècle. Issue d’un milieu modeste, elle perd son père jeune et grandit dans une colonie marquée par les inégalités. En 1932, elle s'installe en France, où elle commence à écrire tout en s'engageant politiquement. Résistante pendant la Seconde Guerre mondiale, elle publie son premier roman, Les Impudents (1943), sous le pseudonyme qui la rendra célèbre. Son œuvre, marquée par une écriture singulière mêlant lyrisme et trivialité, explore des thèmes universels comme l’amour, la folie, l’alcoolisme ou encore la sexualité féminine. Parmi ses ouvrages emblématiques figurent Moderato cantabile (1958), Le Ravissement de Lol V. Stein (1964) et L’Amant (1984), ce dernier lui valant le prix Goncourt et un immense succès international. Également dramaturge et cinéaste, elle a signé des œuvres comme Hiroshima mon amour (1959), collaborant avec Alain Resnais. Marguerite Duras, souvent rattachée au mouvement du Nouveau Roman sans s’y limiter, a marqué par sa liberté de ton et son engagement social et politique. Provocante et novatrice, elle reste une référence mondiale de la littérature contemporaine.

Précisions d’usage 
Ce portrait est un portrait onirique basé sur un rêve, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie. Erreurs de syntaxe, d'orthographe ou coquilles... faites-nous part de vos remarques à mapuetos@mapuetos.com

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