PORTUGAL
Les œillets d'Amália
Michel Zumkir
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On raconte que pour
Marguerite Duras la seule rêverie permise serait celle qui mène à la création littéraire. L’écriture deviendrait ainsi le lieu privilégié du rêve et du désir. 1
Parfois, je me questionne si ma vie, faite de courts instants oniriques entrecoupés de longs et terrifiants cauchemars, ne s'est pas perdue dans les dédales de la littérature. La nostalgie, cette bête atroce qui mord les fesses vous offrant des cicatrices inutiles, n’envahit jamais mes nuits. Les réveils sont douloureux, la douce violence onirique. J’ai eu l’immense honneur de rencontrer Michel Zumkir à Bruxelles et à Paris. Jamais à Lisbonne. J’ai quitté la ville en 1997. Je le regrette parfois, simple morsure de ce molosse qui vous rappelle le chemin parcouru. Dans le rêve, je me souviens d’un rendez-vous à Cacilhas, le Tage, un ciel azur, un endroit aussi beau que triste, une voix semblait me suivre, m’épauler, m’éviter de pleurer. Je marche lentement dans la Rua do Ginjal. Michel Zumkir m’attend
picorant des olives et ne pouvant résister à la croquette de morue 2
. Nous sommes seuls à la terrasse du Ponte Final. Ma joie est sincère. Nous parlons de Duras, des songes alambiqués, des langues, du Maroc et du Portugal. Un vieil homme dans une barque fait signe de la main, il nous invite à le rejoindre. Il nous emmène dans un autre rêve où les mots flottent autour de nous comme des feuilles d'arbres imaginés, portés par des vents contraires de souvenirs partagés. La lumière dorée danse sur les vagues, et chaque éclat murmure des secrets oubliés. Michel Zumkir me dit : -
je ne me souviens de mes rêves que quelques minutes après mon réveil, mais parfois leur ambiance me colle toute la journée, même si je n’arrive pas à raconter ce que j’ai rêvé.
Il y a cependant un type de rêve que je fais très régulièrement c’est celui de l’examen que je dois passer et pour lequel je n’ai pas étudié, et plus le moment de l’examen approche, plus l’angoisse est profonde, car je sais que je n’y arriverai pas. Quand je dis examen, cela peut-être d’autre chose en fonction des circonstances de ma vie : les plus récents ont trait avec mon travail où j’organise des événements scientifiques (sciences humaines), du coup je rêve de réunion que je n’ai pas préparées, d’expositions pour lesquelles je n’ai pas les éléments alors que le vernissage approche, mais aussi avec mon apprentissage du portugais, où mes rêves sont douloureux car je n’arrive pas à le parler alors que je suis dans des circonstances où il va falloir le parler. En parlant du portugais, certaines nuits je fais des comparaisons avec d’autres langues comme l’anglais ou le français, mais ce n’est jamais avec des mots ou des expressions qui existent.
La barque coule lentement, le vieil homme fait semblant et rame, rame doucement. On coule mais on ne se noie pas. Au contraire, je me sens comme un bébé plongé dans l’eau du baptême. Résurrection. Michel Zumkir me fait un signe incompréhensible. Un mouvement de doigts étrange, essaye-t-il de me dire qu’il ne sait pas nager ? Personne ne sait nager dans les rêves. Le fond du Tage est tapissé de trésors étonnants. Je retrouve des mots, des regards perdus, des amours brisés, des carnets de Pedro 3
, des espoirs de Calabre, des amitiés infâmes. Bref, des merveilles oubliées à Lisbonne. Je ne suis pas Portugais, mes désirs de voyages m’ont fait voyager. Sous l’eau, en position de lotus, Michel Zumkir me dit qu’il se souvient d’un rêve, c’était pendant l’été 1988, il était en train d’écrire son mémoire sur Marguerite Duras 4
. Cela faisait quelques semaines qu’il ne faisait que ça de ses journées. On sort enfin de l’eau, chargé de trésors, chacun les siens, et nous volons au-dessus de la ville blanche, demeure des poètes, excroissance d’un paradis oublié, les quartiers et ses parfums, ses rythmes et couleurs, ses absences. Je dis à Michel Zumkir que c’est ici que j’ai imaginé écrire toute ma vie. Il me répond avec la voix de Duras : -
Écrire toute sa vie, ça apprend à écrire. Ça ne sauve de rien 5
.
Il me regarde avec un sourire énigmatique, comme s'il savait quelque chose que j'ignorais. Peut-être a-t-il compris que nos rêves ne sont que des reflets déformés de nos vies éveillées, des tentatives désespérées de donner un sens à l'absurde.
On se pose enfin, on échange nos secrets, nos merveilles. On sent que quelque chose en nous a changé. Comme si le fait d'avoir plongé dans les eaux du Tage nous avait purifié, lavé de nos angoisses et de nos regrets. Il me dit : donc, en 1988, notamment passaient sur TF1 des émissions de Luce Perrot où on voyait beaucoup Marguerite Duras parler, on entendait sa voix inimitable et surtout le bruit de ses bracelets. J’enregistrais les émissions et me les repassais car j’avais décidé que les interviews de l’écrivaine faisaient partie de son œuvre. Un après-midi, au lieu de travailler, je me suis couché sur mon lit, et je me suis endormi. Et elle est apparue dans un de mes rêves pour me faire la morale, me dire de me réveiller et me mettre au travail, et tout cela au son de ses bracelets. Je serais incapable de dire si cela m’a réveillé ou si j’ai continué ma sieste… Avant de me réveiller, je lui dis que tout ceci n’a jamais existé. Que le rêve est plus puissant que la littérature. Que plus personne ne viendra nous faire la morale. Nous sommes libres désormais de rêver ce qu’on veut, ce qu’on est, ce qu’on désire.
Le ciel de Lisbonne s'assombrit soudain, comme si la nuit tombait en plein jour. Nous décryptons les codes, analysons les inconscients, convaincus que notre rêve partagé touche à sa fin. Les bracelets de Marguerite Duras tintent une dernière fois dans le lointain, un écho qui s'estompe doucement. Peut-être que la littérature n'est qu'un rêve collectif , murmure Michel, ses yeux reflétant les dernières lueurs du jour. Je hoche la tête, sentant les contours de notre réalité onirique s'effriter. Et je dis, rassuré,- Et peut-être que nos rêves sont la littérature la plus pure que nous ne pourrons jamais écrire. Une petite fille d’Indochine s’approche et nous dit : Écrire, c'est aussi ne pas parler. C'est se taire. C'est hurler sans bruit. 6
Le monde s’est tu.
C’est tout.
1
L’Inde, un paysage onirique dans l’œuvre de Marguerite Duras, Mangala Sirdeshpande
3 Pedro est un personnage du livre “La trilogie des illusions” de Patrick Lowie, ed Edern
4 Mélancolie D.5 C’est tout, Marguerite Duras, ed. Gallimard
5 Écrire, Marguerite Duras, ed. Gallimard
Quand on demande à Michel Zumkir d’où il est en Belgique, il répond : je suis né à Bruxelles, j’ai grandi dans la région d’Arlon et à 18 ans, je suis né une seconde fois à Liège, en commençant mes études, en découvrant la culture et une autre vie ; ensuite, à 30 ans, je suis parti travailler à Paris. À Paris, il a œuvré à la diffusion de presses universitaires en sciences humaines et sociales. Il est resté pendant 25 ans à la Fondation Maison Sciences de l’Homme. Actuellement, il organise les événements scientifiques de l’Humathèque Condorcet à Aubervilliers (banlieue parisienne). Il est critique littéraire au Carnet et les Instants . Il a notamment publié Aimer les huîtres, la mer, le tout. Aimer Duras (L’article n°11, éditions Lamiroy, 2021), Jacques Duvall. Et finalement le bonheur ? (L’article n°43, éditions Lamiroy, 2024), Portugal. Les œillets d’Amália (éditions Nevicata, 2024).
sc lowie ie - Yenaky
Chaussée d'Alsemberg 264
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