Andy Warhol disait que Jean-Michel Basquiat était un miroir reflétant ce qu'il a été, ce qu'il est et aurait rêvé
d'être.
Que reste-t-il du Brooklyn Underground
?
C'est avec
cette citation et cette question versées dans un gobelet
plein à ras bord d'un fluide rhéoscopique que débute mon
rêve, même si on ne sait jamais quand un rêve commence
vraiment. C'était une nuit d'avril, entre deux mirages
négligés, deux espoirs, trois hashtags, quatre émotions,
six bras. Avant de m'endormir, je me suis souvenu d'avoir
fait, il y a très longtemps, un autre rêve dans les rues d'une
autre ville américaine, était-ce Boston
? Il pleuvait, j'étais
heureux de me promener dans ces rues, des enseignes
lumineuses éclairaient mon chemin et les flaques d'eau
visqueuse. Je me répétais
: je reviendrai, reviendrai, je
reviendrai à l'aube.
Sans trop savoir de quoi je parlais.
Je m'endors donc, le film de mes nuits peut commencer
sans pop-corn ni soda. Je me vois parler de Marceau
Ivréa, de Mapuetos, de ses chroniques, dans une librairie
à Brooklyn, à la fin de la présentation un jeune homme au
chapeau se lève et me lance
: emmenez-moi dans un pays
chaud, faites-moi lire les textes d'Ivréa devant un public,
j'adorerais
!
Je l'observe, muet, ses yeux sont remplis de
villes et d'océans à vivre, à investir corps à corps, combat
dans le vide, comme s'il ne voyait rien, comme s'il voyait
tout, accablé par la routine, un sac à dos sur ses épaules
de beau géant, sans argent probablement, sans logement (à
quoi ça sert quand on habite la poésie
?). Pris au dépourvu,
j'ai dû rougir, je m'approche et il me dessine de haut en bas,
tout est flou, nous sommes myopes tous les deux, comme
deux diables. Il me dit
: je m'appelle Nathaniel Molamba
et vous êtes Patrick Lowie, n'est-ce pas
?
On abandonne la
librairie sous des applaudissements jouissifs, il me parle de
moi, moi de lui, on s'échange nos egos. On s'assied sous
un arbre tenu à l'écart des regards stressés. Pique-nique
en silence, on croque dans un sandwich escalope boursin
végétal, des passants nous rejoignent. Un homme sort
d'une galerie de mauvais art et permet à son minuscule
chien de faire pipi sur l'arbre, ça éclabousse tout le monde.
Je me lève, me soulève, et tout en prenant la forme d'un
hêtre je lui dis
: êtes-vous bien certain mon cher Nathaniel
qu'en allant chez le coiffeur nous allons retrouver la vue
?
Tout s'éteint, la ville meurt, on repasse devant la librairie
désormais en feu. On s'en fout, on se dirige vers Pacific
Street
on prend le métro à Barclays Center
,
une banque à
braquer
? Dans la rame de métro, il récite à haute voix et
sans compromis ses textes. Des hommes riches, laids et
blessés nous poursuivent pour nous achever, déguerpir,
l'impression d'être des adolescents. Nathaniel dit
: en cinq
années d’écriture, la poésie m’a accompagné de la rue
à la scène et de la scène à la paix intérieure. Alors je ne
dirais pas d’elle que c’est juste une histoire d’amour entre
adolescents.
Sauvés, assis enfin, dans la poussière des
villes sans âme, ici ou là-bas qu'importe, je m'allume une
cigarette, il rit en lisant encore et toujours, je l'arrête et lui
dis
: je vais vous faire une confidence Nathaniel
: depuis que
j'ai dix-sept ans j'ai pensé que je pourrais être une star. Je
pensais à tous mes héros, Charlie Parker, Jimi Hendrix, je
vivais avec ce sentiment romantique de la façon dont ces
gens sont devenus célèbres 1
. Désolé, c'est l'heure de mon
entraînement. Vous m'accompagnez
?
Il ne se lève pas tout
de suite, il fait une moue. Une moue intriguée et me dit
: à
la librairie, une femme a dit que ce que vous écriviez était
un tissu de souffrance. Avez-vous réellement souffert
?
Et je
lui réponds
: dans Lorenzaccio, Alfred de Musset écrit que
l'enthousiasme est frère de la souffrance. Disons que j'ai été
très enthousiaste.
Dans la salle d'entraînement, on enfile les
gants et on se tape dessus. Il me lance un puissant coup de
poing d'arrêt, je trébuche, couché je fixe le miroir où nos
reflets ne font qu'un.
1. Citation de Jean-Michel Basquiat