Je me dis
: je n'exclus pas que mon imagination ait
travaillé plus que de raison
1
.
Je relis Antonio Tabucchi
encore et toujours, les jours et les nuits, en Inde ou ici. Tu
sais Nicolas, les livres, outre des insomnies, ce sont surtout
des voyages. Les insomnies appartiennent à celui qui écrit
les livres, les voyages à celui qui les fit,
je reconnais la voix
d'Antonio. Il m'arrivait de l'appeler lorsqu'il était en
Toscane et on se croisait quelque fois à Lisbonne. Disparu
en 2012, le revoir provoque en moi un choc ontologique. Il
parle avec un jeune homme, au visage creusé, d'une beauté
déroutante, les yeux pétillants, la silhouette émaciée,
séduisant, compromettant sans doute. Le jeune homme dit
à l'écrivain, professeur à l'Université de Sienne, traducteur
de Fernando Pessoa
: Monsieur Tabucchi, je ressemble à
votre Rossignol je suis à la recherche d'une amie dont j'ai
perdu la trace.
Le vieil homme éreinté, aux faux airs de
Marcello Mastroianni dans Pereira prétend
, sourit. Le
jeune homme poursuit
: hiver, apparemment. Soir, lumières
des réverbères, tons oranges sur fond noir. J’ai ce double
rendez-vous — à 21h — avec mon ami d’enfance le plus
cher, le plus ancien, et un «
rival
», cheveux clairs (peut-être
fantasmé mais je ne vois pas d’autres mots), qui alors est
aussi mon ami. Le temps passe — 21h30 — et aucun ne
vient. Bien sûr ce n'était qu'un rêve. Même pas sûr.
La
conversation entre les deux hommes est déroutante. Ne
suis-je moi-même que dans un rêve sublimé
? Ce jeune
homme me ressemble lorsque j'avais son âge, que je n'ai
déjà plus depuis bien longtemps. Ils s'arrêtent, m'observent
tous les deux, Antonio me reconnaît enfin
: Patrick Lowie
!
Toi ici
! Dans cette banlieue onirique
! Viens ici, cher ami,
que je t'embrasse comme il se doit
! Je te présente Nicolas
Girard-Michelotti, un de mes brillants élèves. Et nous
parlions de rêves justement, toi qui es devenu spécialiste
en la matière
! Allons boire un verre à trois pour ces
retrouvailles miraculeuses. Et si on embellissait les
souvenirs
? Ou si on les falsifiait
? Après tout, la mémoire
sert à cela.
Nous sommes assis au bord du Tage, à deux pas
d'une jolie terrasse, les pieds nus presque dans l'eau, les
pantalons retroussés jusqu'aux genoux. Antonio Tabucchi
me dit
: tu sais, j'ai lu ton roman «Au rythme des déluges»,
je ne t'ai pas envoyé de petit mot pour te remercier, je savais
que nous nous reverrions un jour.
J'observe Nicolas qui
prend des notes et je lui dis
: Nicolas, quel a été votre rêve de
cette nuit
?
Il dépose son stylo à côté de son carnet aux
couleurs bleus azulejos, observe une magnifique jeune fille
blonde assise à l'une des tables du restaurant qui mâche et
avale des champignons, des lycoperdons pour être précis, il
me fixe dans les yeux enfin et dit
: je suis en présence de la
personne qui m’obsède aujourd’hui, et d’une autre qui me
préoccupait des années plus tôt
: deux visages en un. Je
l’embrasse, contre le mur, façon cinéma — comme si je me
regardais moi-même
; c’est un petit oui mais c’est un oui qui
dit peut-être et semble rouvrir une porte qui avait été
claquée. Je regarde la jeune fille aux lycoperdons et je lui
dis
: c'est elle
? Très vite, il répond
: non, non... enfin, je ne
crois pas, non. Elle s'endort. Regardez
! Je poursuis
: ne le
prenez pas mal, Nicolas, vous me faites penser à un acteur
français. Personne en particulier, un acteur français ou...
oui Jean-Pierre Léaud peut-être.
Il relève sa mèche, Antonio
ajoute
: vous ne dites pas tout à propos de ce rêve.
Le jeune
homme reprend son stylo, écrit et parle en même temps
: Non. Pas du tout. Aïe. Contexte
: parfois, l’impression qu’il
s’agit d’une maison, l’instant d’après, qu’il s’agit d’un café,
avec banquettes rouges. Ces foutues banquettes. Une jeune
metteuse en scène, petite, sans charisme particulier,
l’accompagne, et se comporte comme si elle l’a connaissait,
ce qui m’agace. Elle, elle n'a plus qu'un seul visage, le bon, le
vrai. De la distance, entre nous. Je ne m’intéresse pas assez à
ses projets, visiblement. Je n’ai plus l’envie de protester,
l’espoir de réparer étant en phase terminale. Rue Strasbourg
Saint-Denis
? quelque chose comme ça, proche d'un cinéma
;
moi et elle, de loin, elle me laisse, le laisse. Maintenant de
près
: elle entre dans un bar, je la vois s’en aller à travers la
vitre.
Antonio, le sourire en coin et moi, attentif, j'écoute, je
suis ses personnages d'un ou de plusieurs rêves, on éclate
de rire, non pas par moquerie mais heureux de retrouver
cette jeunesse comme si elle pénétrait en nous, comme un
frisson, un vent venu d'Almada, une douce gifle qui nous
invite à vivre, aimer, croire en nos rêves, reprendre ces
forces invisibles, oublier nos petites indécentes maladies,
celles qui font vivre. Le jeune homme, d'un coup devenu
timide ou moins sûr de lui nous dit
: ce que je dis c’est ce
qu’il reste, c’est presque rien, mais je suis bouleversé lorsque
je me réveille. Dans mes rêves je suis souvent dans un autre
monde où j'ai des rendez-vous marquants, des discussions
importantes, des succédanés de bonheur. Le réveil est
toujours très dur. Une perte de repères (c'est un monde qui
s'échappe), une chute aussi. Dans mes nuits, il m'arrive de
passer ma vie dans un chalet, nu ou avec un kimono, peu
importe, avec une jeune femme vêtue d'un kimono elle aussi,
toujours. Parfois, je traverse à vélo une pinède, me rends sur
une plage des Landes
; des centaines de gens sont réunis
autour de barques
: nous prenons les barques et allons sur
l’île, en face. Je débarque et monte un long escalier en pierre,
qui serpente
; au sommet, le chalet, la nuit rouge. Mais je
crois que c’est mon imaginaire diurne qui a remanié tout
ça, c’est tout.
La jeune fille suédoise, suceuse de
champignons, se lève, mini-jupe jaune au vent, endormie
encore, elle traverse et se fait écraser par un camion. Des
gens crient, mais on rit, on a tout vu, tout entendu, on
s'esclaffe comme dans un film, une comédie noire, comme
dans un rêve. La jeune fille est morte, puis se relève, et
revient vers nous. Je sors un cigare, je fume comme dans les
beaux films, je vide la bouteille de cognac local comme si
j'étais un prince déchu. Le Tage déborde, nous avons les
corps dans l'eau jusqu'au nombril. Antonio dit
: vous savez
ce que signifie l'eau dans un rêve mon cher Patrick, je ne
vous apprends rien.
Une grêle glaciale fouette nos visages,
la jeune fille a la psyché encore adolescente. Je ne veux pas
mourir sous un saule pleureur et mourir de froid,
dit-elle
comme un robot émotif japonais. Antonio se lève et crie
: et
Mapuetos dans tout ça
?
Nicolas s'écarte, oublie son carnet
trempé de rêves. Vous pensez à quoi
?
me dit le jeune
homme. Timidement, je m'approche de lui et lui parle de
ma rencontre avec Fellini, essentielle, c'est lui qui me parla
la première fois de rêves, c'est grâce à lui que nous sommes
ici. Antonio intervient
: grâce à Pessoa aussi
!
Le vent nous
emporte tous les quatre, nous survolons des maisons, nous
découvrons des structures bleues qui ont la forme de dents
cassées, une tour en forme de bouteille de vin, de laquelle
aurait coulé de la cire dans les rues sinueuses de Lisbonne,
il y a des foules de jeunes, puis des murs de pierre, on vole,
vole, comme une escadrille, on voit voler le visage rose
d'une créature de papier, nous fermons les yeux, car nous
savons que ces images offertes sont évanescentes, on veut
en garder un maximum pour le réveil, pour embellir nos
réalités. Antonio Tabucchi chute en criant
: Patrick, ce n'est
pas facile d'être un héros, un millimètre par ci et tu es un
héros, un millimètre par là et tu es un lâche, c'est une affaire
de millimètres 2
. Bonne chance
!
Il disparaît. La femme-robot a bien été écrasée par un camion. Il ne reste plus que
nous deux cher Nicolas, je vous propose de ne plus vous
réveiller, d'écrire jusqu'à la fin de vos jours, vos rêves. Vous
verrez, vous en ferez des films reconnus. Redonnez du sens
au 7ème art. Redonnez-lui sa magie. Bon voyage
!
Et le Tage
noie Lisbonne.
J'ai sommeil
1. Antonio Tabucchi, Petites équivoques sans importance
2. Tristano meurt, Antonio Tabucchi