Je dis : qu'en pensez-vous, on essaiera de se relever malgré tout, non ?
Il m'arrive d'avoir envie de sortir de cette bulle, mais comment la briser ? De retrouver le potentiel qui est en moi.
On est dans l'Abbaye d'Aulne à une dizaine de kilomètres de Charleroi en Belgique. Serge Banneux murmure : ces bâtiments sont si beaux ; vous pensez que l'abbé va nous offrir refuge dans sa maison ? C'est lui qui s'est marié avec sa nièce, n'est-ce pas ? Les Gueux ravagent la région. Je crains qu'on ne pourra s'en sortir sieur Lowie.
Je réponds énervé : je vous adore cher ami mais combien de fois dois-je vous répéter que je suis sieur Lohier. Oui, nous allons trouver le meilleur moment pour fuir cette abbaye et nous rendre à Thuin. Nous pourrions remonter via la Sambre, qu'en pensez-vous ? Je sais, cela fait plus de huit kilomètres à contre-courant, nous trouverons une barque et nous irons la nuit, nous y serons rapidement. Tranquille, la bien nommée.
Serge Banneux enlève son chapeau puis le remet et dit : n'oubliez pas sieur Lowi... euh sieur Lohier, que nous serons trois avec Nach.
Je devine rapidement mais je ne dis rien, je me demande pourquoi mes rêves me ramènent régulièrement dans cette région et toujours à cette même époque.
Saviez-vous Sieur Banneux qu'un jour j'ai rêvé de ma propre mort.
L'homme fait plusieurs signes de croix ce qui me fait rire aux éclats. N'ayez crainte, cela ne nous apportera aucun mauvais œil. C'est vrai que de rêver de sa propre mort laisse entendre que désir et peur du changement sont mélangés. Et donc en étant mort dans un rêve, je tue la partie de moi qui empêche le nouveau moi de vivre.
Sir Banneux ouvre son missel et lit quelques prières. Ce rêve attire l'attention sur le bienfait de l'acceptation de la transformation. J'étais aux premières loges de mon exécution publique. Ils m'ont coupé la tête. Heureusement que nous ne sommes plus dans le siècle noir.
Sieur Banneux fait une moue dégoûtée tout en se frottant le cou pour se rassurer que sa tête est encore sur ses épaules. Il me dit : je n'ai pas fait tous ces kilomètres de Banneux jusqu'ici pour entendre vos balivernes oniriques. Je n'y crois pas un mot. La tête coupée ? C'est quoi cette barbarie ?
Je lui disais pourtant la vérité mais il ne voulait rien entendre. Dans le rêve, nous sommes assis confortablement, dans un fauteuil, un casque sur la tête à écouter alternativement Mozart et les chants grégoriens, le jour s'agrippe aux dernières lueurs d'espoir d'un monde sans horreur, trois identiques merlettes survolent l'abbaye, signe de protection.
On entend des pas qui proviennent de la nef centrale. Un homme s'avance vers nous, Sieur Banneux se lève : Sieur Lohier, je vous présente Sieur Nach, frère de sang pour l'éternel, il fera partie du voyage.
L'homme s'approche, me tend la main et dit : vous avez bien fait de vous réfugier dans les bas-côtés mais n'espérez pas quitter l'abbaye avant plusieurs jours, les Gueux s'attaquent aux troupes de Philippe II d'Espagne, dehors on compte les morts et votre déguisement sera bien inutile.
Je lui rétorque que nous partirons le soir-même en barque jusqu'à Thuin sur la Sambre. Vous devez partir maintenant alors,
dit-il, et je vous accompagne, je connais la région par cœur.
Nous nous préparons tous les trois. Mais, d'autres bruits arrivent de la nef, des iconoclastes viennent piller, brûler, toutes les représentations bibliques dans l'abbaye. Ils sont une dizaine, accompagnés d'un animal répugnant, deux fois la taille d'un homme, on dirait un monstre, une chose. Guidés par la peur, nous courrons et nous parvenons à sortir de l'abbaye, mais la chose nous a vu et commence à nous suivre à une vitesse diabolique. Hors d'haleine, Sieur Banneux tombe dans la Sambre, Nash et moi l'observons mais nous ne pouvons rien faire car le courant l'emporte à une vitesse vertigineuse. Nous l'observons s'agripper aux branchages sur les berges, des silhouettes d'hommes flottent sur la surface de l'eau, projetées par la lumière de la pleine lune. Dans le dos de ces hommes, des parasols miniatures accrochés, puis Sieur Banneux tombe dans le vide. Nach et moi, poussés par les rugissements de la chose et par l'instinct de suivre notre ami, nous plongeons comme lui dans le vide. Nous pensions d'abord nous écraser mais nous atterrissons sains et saufs dans un nouveau monde, LE nouveau monde. Nous sommes dans une autre dimension et nous observons pour la première fois la Terre qui change de forme, divisée en plateaux géants. J'avais la sensation de voler en me répétant inlassablement : une fleur n'est pas une fleur, à Mapuetos, une fleur ne sera jamais une fleur.