Vous êtes un ascète, n'est-ce pas ? Je veux
dire : vous faites des exercices de pénitence ?
Ma tête en bas repose dans le creux des paumes de mes
mains, coudes écartés, pieds en l'air, faux ongles
peinturlurés. Ce matin, j'ai décidé de me remettre au yoga,
depuis quelques semaines je ne ressens plus rien, pas un
seul lien avec l'invisible, plus de sensation avec la
poésie, un jour, je me suis même réveillé en me disant que
Mapuetos n'existait probablement pas, que ce n'était que ma
propre folie qui s'inventait des mondes pour ne plus
s'ennuyer. J'ai été voir un médecin généraliste qui m'a dit
que je devais faire du sport mais la piscine est trop
grande, la plage trop loin, je suis arrivé ici avec mon
vélo, entre les ruines, la peur au ventre de me faire
brûler. Je ne connais pas l'homme qui me pose la question.
Il est à vélo, la musette autour du cou, une dame arrive
aussi sur un autre vélo. Je ne lui réponds pas, tout passe
très vite, il me pose une deuxième question ou peut-être la
même, je n'entends rien, je ne vois que ses lèvres bouger.
Je comprends très vite que l'homme est avec sa grand-mère,
qu'ils sont dans un rêve mais que je suis moi-même dans la
réalité. Ou le contraire.
J'entends des cloches au loin, toujours tête en bas, l'odeur
de l'herbe change, il fait sombre, la nuit tombe sans doute.
Je me suis juré de rester dans cette position pour retrouver
le lien qui s'est brisé. L'homme se présente : je
m'appelle Patrick Guéguen, je peins la vie en couleur.
Vous êtes yogi ?
Je l'observe sans répondre, la
femme s'en va. Je ferme les yeux et je les vois pédaler sur
une longue ligne droite bordant la mer. Je les vois vouloir
tourner vers la droite, mais il n'y a pas de route,
impossible de bifurquer. Il pleut maintenant, légèrement,
quelques gouttes sur l'herbe, une goutte est tombée sur mon
visage, une larme à l'envers, j'ouvre l’œil, j'esquisse un
sourire. Je parle enfin : allez-vous donner un bain
chaud à votre grand-mère ?
Il déplie le billet
qu'il a entre ses doigts. Le billet que lui a donné un
cafetier sur la route est vierge. Je lui dis : bain
chaud, dans ce cas-ci, a une autre signification. Vous
devriez prendre un bain chaud à sa place, et plonger la
tête sous l'eau, les images qui apparaîtront face à vous,
seront les morceaux manquants du puzzle familial.
Je
lui remémore une phrase de Rousseau : je voudrais
que cet instant durât toujours ; et comment peut-on
appeler bonheur, un état fugitif qui nous laisse encore le
cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque
chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
Ça vous parle ?
Je n'avais pas remarqué les énormes fromages plus loin dans
le champ de ruines fumantes ni les meules de différentes
tailles en grande quantité. L'image est en noir et blanc,
sauf les meules dont les couleurs blanc, blanc cassé, ocre
clair, créent un contraste avec les ruines fumantes d'une
couleur noire-violette. Vous ressemblez beaucoup à un
écrivain que j'ai portraituré dernièrement, …. Patrick
Lowie, vous connaissez ?
Je lui dis que je ne le connais pas. Je referme les
yeux, je vois sa grand-mère lui montrer une photo avec des
pendus dans une revue. Ils disparaissent. Toujours la tête
en bas, des fourmis entrent dans mon nez, je ne bouge pas,
ils sortent par mes yeux. Il faut aimer la nature, nous
sommes la nature.
Patrick Guéguen revient avec toutes ses œuvres et me
dit : je sais que c'est vous. Je vous ai apporté mon
atelier.
Toujours en position de yogi borné, je
l'observe placé ses tableaux et dessins colorés et colorés,
comme je les aime, autour de moi, comme s'il suffisait de
méditer pour voir le monde changer. Je ferme les yeux encore
et je vois le peintre retrouver sa grand-mère, je les vois
tous deux pédaler avec des ombrelles jusqu'aux moulins des
âmes retrouvées.
C'est vers l'âge de 11 ans que je débute
l'apprentissage de la peinture à l'huile, initié par un
professeur de dessin de l'établissement où je suis
pensionnaire. Immédiatement passionné par l'art, je veux
déjà devenir peintre. Cependant, je dois reconnaître
qu'en tant que gaucher contrarié, je ne suis guère doué
pour le dessin. Par contre, je suis à l'aise avec les
couleurs et plein d'élan pour tenter de nombreuses
expériences picturales. Ma main gauche est solide et
malhabile, ma main droite habile mais sans assurance. Il
faudra faire avec. Le temps a passé, la passion ne s'est
jamais envolée, ni pour la peinture, ni pour l'histoire
de l'art. Je dois également porter à votre connaissance,
une rencontre importante en 1990 chez un ami commun à
Menton avec le peintre indien Sayed Haider Raza et sa
femme Jeanine Mongillat. Ce dernier devient un point de
référence après nos échanges sur la peinture. Bien sûr,
trop jeune à l'époque, c'est seulement des années plus
tard que j'ai compris l'importance des propos de Raza.
Aujourd'hui mon travail ne les a pas oublié.