Une femme posa des questions à Jiddu Krishnamurti :
Ne pensez-vous pas que nous sommes responsables des conflits et des confusions ? Où mène cette constatation de notre responsabilité ? Quelle valeur a ma modeste action dans l’immense destruction qui s’accomplit ? De quelle manière ma pensée peut-elle affecter la stupidité générale de l’homme ? Ce qui se passe dans le monde est de la stupidité pure, et mon intelligence n’a aucun pouvoir sur elle. Et puis songez au temps que nécessiterait une action individuelle pour agir efficacement sur le monde.
J’ouvre les yeux, j’écoute. Je ferme les yeux, j’écoute. Dans le rêve, je viens d’être expulsé du Klu Klux Klan, à coups de pieds comme si j’étais un âne, alors que eux et leurs chapeaux de sorcières coniques ressemblent à des singes dégénérés. Ils brûlent tout : des hommes noirs et des symboles. Dans le rêve, j’ai peur toutes les nuits. J’écoute du funk un peu psychédélique tout en me jetant dans une bassine d’eau bouillante avec du savon noir. Je sens la violence m’envahir, la torture, les guerres, les barbaries. Le clown Ronald McDonald T. enfonce une vis dans mon œil droit. Je crie. Suis-je responsable de mes cauchemars ? Je suis dans un camion avec des centaines de moutons et quelques motos. J’observe la ville entre deux planches en bois : des voitures à l’arrêt, des visages tuméfiés, des quartiers brûlés par le réchauffement climatique, des odeurs, un slogan :
Le monde est-il différent de vous ?
Un jeune homme et une jeune fille ouvrent l’arrière du véhicule pour que nous puissions nous échapper. Je suis le premier à sortir du camion, trois quatre moutons me suivent. Le couple me propose de les suivre dans une vieille cabriolet, une Ford Mustang rouge. Il me dit :
ne parlez pas, ne dites pas un mot sur la maison blanche, sur la ville annexée, sur les feux follets ou les préjugés, gardez le silence jusqu’à notre arrivée à Mapuetos.
Il se présente :
mon nom est Ilyass Elbadaouy, ne pensez à rien surtout.
Le visage du jeune homme me rappelait vaguement un autre homme, il me donne des pilules bleues pour diminuer ma tension, ma tête remue comme une pendule indienne, je vois des yeux gris, des lames, des yeux qui saignent, j’observe un nain milliardaire né dans un ghetto de blancs, démiurge moqueur et tout-puissant, les ongles de mes doigts s’allongent, s’accrochent aux attrape-mouches, je répète des maux, à la recherche d’automatismes psychiques purs, à la recherche du fonctionnement réel de la pensée. Le jeune homme me dit :
ce désir de succès, d’être applaudi, ne provoque-t-il pas justement le conflit, à l’intérieur comme à l’extérieur ? Serait-ce la ruine si nous n’avions pas d’ambition ? La ruine n'est-elle pas déjà là, dans chaque battement de nos cœurs corrompus par l'ambition ?
Je vois les moutons qui se transforment en loups métalliques sous la lumière de la lune, leurs yeux deviennent des néons qui clignotent au rythme de mes terreurs nocturnes. Dans le rétroviseur de la Mustang, je vois défiler des silhouettes d'enfants qui portent des masques de présidents déchus, ils dansent autour d'un feu où brûlent des livres d'histoire.
N'est-ce pas notre silence qui nourrit les monstres que nous prétendons combattre ?
La voiture s'arrête devant un mur couvert de graffitis où je lis :
Sommes-nous vraiment différents des cauchemars que nous créons ?
Ilyass Elbadaouy conduit la voiture, roule à gauche, à toute vitesse, excès de vitesse, ombres et silhouettes se perdent dans des champs jaunes et violets. La voix de Siri :
je ne trouve Mapuetos sur aucun plan, vouliez-vous dire Maputo ?
Des poissons argentés volent et nous dépassent. La jeune fille me dit :
il y a une ironie mordante dans votre interprétation : traditionnellement, on voit les moutons comme des êtres passifs, menés par les bergers. Dire qu'ils dirigent le monde renverse cette perception - peut-être que ceux qu'on croit être des suiveurs sont en réalité aux commandes. Pourquoi avons-nous si peur de ce qui est ?
Ilyass Elbadaouy poursuit sa route pour m’emmener dans un autre monde. Un autre monde… qu’il ne trouve pas. Je le vois inquiet. Cette route n’a pas de fin. Il me dit :
je vais m’arrêter, je ne me sens pas bien.
Il sort de la voiture, et vomit un liquide noir, désagréable et à l’odeur nauséabonde. Plus il vomit, plus il se sent plus léger, plus pur, plus sain. Il se relève satisfait quasi. Heureux presque, comme une catharsis, une purification nécessaire pour accéder à cet autre monde recherché. Au bout d’un chemin, des licornes mangent les chapeaux pointus des sorciers de pacotille.
Arrêtez d’avoir peur,
me répète Ilyass Elbadaouy,
ce n’est qu’un cauchemar. Rien de plus qu’un mauvais rêve.
Ilyass Elbadaouy, connu sous le nom de LOBSÉDÉ, est écrivain, rappeur et professeur de français. Il a publié quatre livres : La luxueuse vie d’un fauché (roman) en 2021, suivi de deux ouvrages en 2023 : Aya : une histoire d’amour décennale (récit autobiographique) et L’Œil des loups (roman). En 2024, il a sorti Le Nez rouge (nouvelles). En tant que rappeur, il a produit des titres tels que Aisha, Aya, OMG, Khouya, Fennan. En tant que professeur de français, il enseigne le FLE dans de nombreuses institutions au Maroc. Après un baccalauréat en gestion comptable, Ilyass a choisi une formation littéraire : une licence d’excellence en études françaises et éducation (parcours langue, littérature et culture françaises) et un master en littérature et éducation.
sc lowie ie - Yenaky
Chaussée d'Alsemberg 264
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