Une très vieille femme s'approche de moi, ses yeux me fixent avec une intensité surprenante lorsqu'elle me demande : Mapuetos, vous savez où est Mapuetos ? Sa voix tremble légèrement, comme si le nom lui-même portait un poids émotionnel considérable. Cela faisait longtemps que je n'en avais plus entendu parler. La vie est comme ça, un lieu fait sens puis on l'oublie et quelqu'un vient vous rappeler la direction à prendre. Les souvenirs affluent soudainement, ravivant des images d'un passé que je croyais enfoui à jamais. Au moment où je veux la prendre dans les bras pour l'en remercier, son corps s'éclipse, s'écarte, s'envole, peu importe finalement, elle disparaît sous mes yeux. Je reste figé, les bras tendus vers le vide, comme si je cherchais à étreindre un fantôme. L'air autour de moi semble vibrer d'une énergie étrange, comme si la réalité elle-même venait de se fissurer. Je suis dans un parc à Paris, des centaines d'arbres, de grandes échelles sur chacune d'elles et des femmes qui coupent les branches comme lorsqu'on coupe des cheveux. Le bruissement des feuilles se mêle au cliquetis des ciseaux, créant une symphonie surréaliste. Je remarque que les femmes sur les échelles portent toutes la même robe blanche, flottant dans la brise comme des nuages accrochés aux arbres. Des sons électroniques de Moritz Von Oswald transpercent l’air et les âmes.
Désorienté, je me frotte les yeux, espérant que cette vision étrange s'estompe. Mais le spectacle persiste, et je comprends enfin que je suis dans un rêve. Au loin, j'aperçois une silhouette familière qui semble me faire signe. C’est l’artiste iranienne Niyaz Azadikhak. Les échelles tombent, les femmes s’envolent comme de magnifiques cerfs-volants. Comme autant de tissus blancs imprégnés d’espoir d’un monde meilleur. Comment allez-vous Patrick Lowie ? Auriez-vous perdu votre chemin ? Nous sommes à mille lieux de Mapuetos. Je souris et comme dans une séance d’hypnose, je découvre son art, ses blessures, son exil, sa famille, ses revendications, ses désirs. Elle tient sa cheville gauche avec son pied droit, et avec une torsion, elle s’élève de quelques centimètres au-dessus du sol. Elle peut alors flotter légèrement au-dessus du sol. Elle fait plus que flotter, elle maîtrise son geste où je retrouve son authenticité et ses valeurs. Elle sait que lors de ces vols, elle ne se rend dans aucun endroit spécifique. Parfois, elle survole les quartiers familiers de sa ville natale, Téhéran et d'autres fois, elle se trouve dans des endroits à Paris qui sont devenus une partie de sa vie. Et la vie n’est pas une performance. C’est souvent un supplice.
La vieille femme revient, je la reconnais enfin, c’est la Liberté. Voulait-elle trouver refuge à Mapuetos ? Avec sa voix qui résonne comme un écho lointain, chargé de sagesse et de mystère, elle me dit : Mapuetos n'est pas un refuge, mon enfant. Ce n'est qu’un début. Soudain, le parc se dissout autour de nous, des cheveux noirs tombent des arbres qui s’effacent lentement. Les femmes en blanc s'évaporent. Nous nous retrouvons sur une plage de sable noir, face à un océan d'un bleu presque irréel. L'horizon semble vibrer, comme si le ciel et la mer se fondaient l'un dans l'autre. Niyaz Azadikhak, le visage éclairé, me dit : ce que je comprends de ce rêve, c’est que Mapuetos est là où le rêve et la réalité s'entrechoquent . C'est là que naissent les idées qui changent le monde. Le sable est plus que chaud, chaque grain pulse une énergie dans nos talons et nous dansons sur les vagues, mouvements fluides et surnaturels. Niyaz Azadikhak trace des arcs lumineux dans l'air et elle me dit : j’ai compris la Liberté, ce que nous voyons ici n’est pas qu’illusion. C'est la réalité telle qu'elle pourrait être, si nous osions rêver plus grand. Battements de cœur. Oui, Mapuetos est le creuset de l'imagination , poursuit la Liberté. C'est ici que les artistes, les rêveurs et les révolutionnaires puisent leur inspiration. C'est ici que naissent les idées qui défient l'oppression et nourrissent l'espoir…. même dans le silence. C’est dans le silence que les artistes, les rêveurs et les révolutionnaires nourrissent le monde de libertés.
Je sens une émotion intense monter en moi. Je comprends enfin que Mapuetos n'est pas un lieu, mais un état d'esprit. C'est la conviction profonde que le changement est possible, que l'art peut transcender les frontières et que la liberté est un droit inaliénable. La vieille femme pose sa main sur mon épaule. Tu as toujours su où était Mapuetos, Patrick Lowie. Il est en toi, dans chaque mot que tu écris, dans chaque histoire que tu racontes. C'est à toi de le faire vivre et de le partager avec le monde. Niyaz Azadikhak passe dans un autre état, elle traverse un épais brouillard doux et ouaté. On sent les agents surnaturels se faire remplacer par des forces abstraites. Les chants patriotiques et nationalistes meurent sous la puissance des Arts. La guerre bascule, le brouillard se dissipe laissant apparaître Mapuetos, la colorée, ville de splendeurs et de magie, capitale du monde lumière, tu es et tu seras, jusqu’à la fin des temps, le centre sacré des anciens magiciens. Alors que le soleil se couche sur cet océan onirique, je sens une nouvelle détermination m'envahir. Je sais que lorsque je me réveillerai, je porterai en moi un peu de la magie de Mapuetos. Et avec elle, le pouvoir de transformer les rêves en réalité.
Une chorale de mille robots envahit la plage, ils murmurent Khoshhali, Khoshhali - mais que signifie ce mot ? - on entre tous en transe. En transe. Même les vagues. Les mots se perdent et s’oublient. Des milliers de mains sortent de nos bouches, nos oreilles, nos yeux. Des milliers de mains nous poursuivent, nous propulsent, nous reprennent. La liberté est là. Sans détour ni injonction. La liberté est là, lorsqu’on ouvre les yeux, l’âme et le cœur, pour laisser place aux mains. Aux mains.
Niyaz Azadikhah est une artiste autodidacte multidisciplinaire et communautaire. À travers son travail, allant de la peinture à la broderie en passant par l'animation vidéo, Niyaz raconte les histoires des personnes qu'elle rencontre et explore les mondes intérieurs des conteurs et leurs émotions liées à la peur, à l'amour, aux souvenirs d'enfance, aux confessions, aux tabous culturels et aux traumatismes, en tant qu'artiste iranienne immergée dans ces expériences. Niyaz produit et reproduit chaque histoire en une voix visuelle, en enfilant l'histoire comme un fil narratif qui se transforme en dessin brodé, où la nature douce et délicate du fil sur le tissu évoque la même texture que celle de l'intimité des émotions représentées, pénétrant ainsi directement dans la conscience du spectateur et l'incitant à se connecter à ses propres sentiments tout en les confrontant à une scène. Ses œuvres ont été présentées dans de nombreuses expositions, notamment au Centre Pompidou, à la Fondazione Imago Mundi, au Musée d'Art Contemporain de Barcelone et au Palais de Tokyo. Récemment, elles ont trouvé leur place au sein de la collection du FRAC Corse, attestant ainsi de la reconnaissance de son talent dans le domaine de l'art contemporain.
sc lowie ie - Yenaky
Chaussée d'Alsemberg 264
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