Julien Kaibeck

Julien Kaibeck

Le portrait onirique de Julien Kaibeck

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Cette nuit, j’ai rêvé d’une femme à barbe. Une demi-barbe. Juste la moitié gauche du menton. La femme tirait sur les poils pour les allonger. Faire ce genre de rêve est le résultat d’un ensorcellement. Ça fait peur sans être un cauchemar. Je me réveille avant que le rêve ne tombe dans une série d’images sombres et violentes. Je zappe quand mes rêves commencent à vouloir me donner trop d’informations. Elle coupe trois poils de sa barbe bleue qu’elle enferme dans un papier plié en onze. Elle me dit que je dois tout brûler à l’aube. Je vois à travers le papier une phrase manuscrite : je méritais d’être mieux traité par le destin que je ne le suis - par le destin et par les gens 1 . La femme à barbe disparaît, je jette son message dans la cheminée sans attendre l’aube. Je sors, c’est le printemps, j’observe le ciel, une immense tache noire digne d'un test de Rorschach prolonge la forêt. L’encre noire inonde le monde. J’entends la mer, les vagues, des voix. Le monde fond sous la chaleur. Dans cette mer d'encre noire surgit une silhouette longiligne dont la peau translucide reflète la lumière comme du cristal brisé. Elle porte autour du cou un médaillon contenant ce qui semble être un œil vivant, clignant lorsqu'on le regarde trop longtemps. Les messages brûlés ne disparaissent jamais vraiment , chuchote-t-elle d'une voix qui résonne comme plusieurs voix superposées. Quand elle s'approche, je sens l'odeur du papier ancien et de la cire de bougie. Le papier brûlé ressemble aux champs de coton. Un homme s’approche, un poète au regard amusé, un sourire qui embellit la vie. Il entre dans mon rêve comme lorsqu’on entre en scène : magistral. La tache noire dans le ciel change, j’avais l’impression de voir un éléphant maintenant c’est une cascade, sommes-nous tombés dans une œuvre de Pascal François ? Des petits papiers fluos tombent du ciel, j’en attrape un, une citation de Haruki Murakami : Si vous ne lisez que ce que tout le monde lit, vous ne pouvez penser que ce que tout le monde pense. Une scène, des chaises, des lumières transforment le monde, les spectateurs sont des oursons en peluche. Le spectacle commence : des images sont projetées, l’homme s’avance lentement, il sent l’espace, il sait que la projection de sa voix fera trembler les oursons. Je vais vous raconter un rêve, déclame-t-il, il fait chaud dans les locaux de cet atelier de confection. Pourtant, je vois par les fenêtres que c'est la nuit. Seule la lumière blafarde des néons nous éclaire, nous et les grandes tables en métal et bois sur lesquelles sont empilées des caisses en carton et des étoffes, partout, et quelques machines à coudre. Tout le monde travaille. Les gens vont et viennent, s'affairent. Dans ce loft moite, je suis préposé à l'emballage de vêtements dans des cartons. Debout au bout d'une des longues tables, je comprends qu'il ne faut pas traîner, qu'il faut emballer soigneusement, fermer le carton, et passer au suivant. Je n'ai pas le temps de penser au récent décès de maman. Je n'ai pas le temps de parler aux filles qui travaillent à l'autre bout de la table, qui piquent et repiquent le tissu, qui plient... Je bosse péniblement mais je ne cherche ni à fuir ni à me révolter. Je suis mal, fébrile, mais tétanisé dans le travail. Soudain, un léger vent frais pénètre la pièce. Je le sens sur mon corps entier. Il passe derrière moi, et soulève un voile d'étoffe légère qui pendait là, au mur. Le grand voile de tulle rose pâle s'élève dans l'air et me caresse la joue. C'est doux, c'est frais. Et je crie Maman ! Oh, maman !

Une très belle vieille dame au premier rang applaudit, les oursons frissonnent de bonheur. Ils ont dormi dans tellement de bras, ont entendu tant de rêves, ont partagé tant de sueurs. Les lumières s’éteignent. La vieille dame applaudit toujours puis disparaît. Je m’avance vers les coulisses, les arbres se transforment en rideaux, le ciel fait apparaître des étincelles d’un possible monde nouveau. J’ai l’impression de m’intégrer dans un passage fluide entre le réel et l'irréel. Une atmosphère à la fois banale et étrange. Nous sommes dans le réalisme magique. Je me présente en tendant la main : mon nom est Patrick Lowie…. Il se présente à son tour : Julien Kaibeck . Je lui dis que son spectacle est magique. Des mots de Julio Cortázar se bousculent dans ma tête : L'arbre se changea en main qui chasse des nuages / inutilement tendue vers la lumière au loin ; / sur ses doigts se promenaient de minuscules lézards / qui guettaient entre les feuilles un souvenir obscur. Il me dit : j’attends votre visite depuis si longtemps, lorsque j’ai reçu votre courrier j'avoue que j’ai été très étonné. C’était une des demandes les plus originales que j'ai pu recevoir. Il me donne une petite boîte en carton et poursuit : je vous confie donc ce rêve, si particulier pour moi, et je vous fais confiance, chose peu habituelle pour moi… L’émotion me submerge. Je prends la boîte, légère, mais qui semble contenir toute la densité d'un univers onirique. En l'ouvrant, je découvre trois poils de barbe bleue et un papier plié en onze. Les rêves voyagent , murmure Julien Kaibeck, on devrait se rencontrer dans la réalité, vous devriez écrire plus souvent, vous devez me décrire Mapuetos, vous n’avez pas tout dit. Faites-nous rêver. Plus mille autres questions. Je lui réponds que j’aimerais connaître sa version de Mapuetos et que son rêve m’a raconté plus qu’il ne l’imagine. Mapuetos ne fait pas partie des territoires impuissants. La peur bloque votre rage. La rage c’est l’explosion du volcan. C’est la créativité. Laissez-vous transporter par le flow. Détruisez la peur. Julien Kaibeck m’offre un immense sourire avant de se dissoudre dans l'air comme de la fumée d'encens. Je me retrouve seul face aux oursons en peluche qui, un à un, se lèvent et quittent leurs sièges. Ils marchent vers moi en file indienne, chacun déposant à mes pieds un petit papier fluo. Le dernier ourson, usé et décoloré, me tend un briquet. Lorsque j'enflamme le premier papier, les mots de Murakami s'élèvent en volutes bleutées. Chaque citation brûlée libère son auteur qui apparaît brièvement avant de fondre dans la tache noire qui s'est désormais installée au centre de la pièce. Quand je brûle le dernier message, la femme à demi-barbe émerge de l'obscurité. Tu as compris , dit-elle simplement. Elle prend la boîte de mes mains, l'ouvre et en sort un stylo. Maintenant, écris. La page blanche devient mon miroir, et je comprends enfin : je ne suis pas celui qui rêve, mais celui qui est rêvé.


1 Fernando Pessoa, Lettres à la fiancée


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Bio

Le belge Julien Kaibeck a eu plusieurs vies. Enseignant puis auteur publié de livres pratiques à succès, traducteur littéraire du néerlandais et de l'espagnol, mais aussi chroniqueur télé à ses heures sur la RTBF, il a commencé en 2012 par fonder le mouvement Slow Cosmétique pour militer contre la surconsommation des produits de beauté. Aujourd'hui dédié à la poésie qui fait du bien et à la promotion des lieux artistiques qu'il aime dans sa région du Nord et de la Flandre Belge, il reste un professionnel de l'édition et de la communication.

Précisions d’usage 
Ce portrait est un portrait onirique basé sur un rêve, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie. Erreurs de syntaxe, d'orthographe ou coquilles... faites-nous part de vos remarques à mapuetos@mapuetos.com

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