Je viens de découvrir que la lavande est morte, sèche, cuite. Morte depuis longtemps malgré son apparence, presque vivante, presque odorante, quasi omniprésente. Je passe de photos en photos, elles apparaissent noires et blanches mais je sens la couleur couler de chaque pixel. J’imagine les sons, les pleurs, les désirs. La lavande est morte. J’ai du mal à écrire sans lavande, elle m’inspire. Une femme mime la lavande morte. Une femme prend des airs, son âme gonfle les images, son regard se mélange aux regards des mondes. Nous sommes dans un même rêve, une même histoire ni triste ni anxiogène. La maison est immense. Les murs se déplacent. J’avance, je tourne la tête, un autre mur face à moi. Comme pour m’empêcher. Vous empêcher de quoi ? me dit la photographe qui me garde dans son viseur. Je m’avance lentement, je ne veux pas écraser les fourmis rouges qui envahissent la maison à la recherche de champignons hallucinogènes, ce ne sont pas des magnans. Elles montent sur mes jambes, entrent dans mes bottes, elles m’attaquent. Je les mécontente probablement, je balaie de la main par des gestes très rapides, sans les écraser. Mais elles piquent. Noémie Wahnoun se gratte les cheveux, observe mon petit jeu. Me prend en photo, comme dans un rêve. Une chorale aux chants apocalyptiques accompagne des images furtives d’animaux sauvages qui traversent les pièces de la maison. Chaque pièce est connectée à une autre, sans véritable logique : un salon mène à une salle de bain minuscule, qui elle-même débouche sur une chambre gigantesque, sans fenêtres ni portes apparentes. Faut-il avoir peur ? Un frisson trace son sillon dans les pores de ma peau vieillie. Ma jeunesse disparaît, les feuilles de la lavande tombent au ralenti, au bout du chemin des fourmis rouges dont elles se nourrissent. Malgré les formes étranges de la maison, j’observe à mon tour la photographe qui continue d'avancer, poussée par une curiosité qu’elle ne comprend pas elle-même. J’observe par la seule fenêtre, fixe et sans ouverture, le ciel noir. Ce n’est ni de la poussière ni du mazout ni même l’absence de soleil, c’est la noirceur du monde qui s’amoncelle et qui percute le volcan Imyriacht. Les oiseaux se sont tus depuis belle lurette, on n’entend plus que le bois qui grésille. Le feu est partout mais tout le monde s’en fout. Noémie Wahnoun capture mes sensations furtivement, spontanément, sans réfléchir. Elle croit que l'atmosphère est légère, presque comme si l'air autour d’elle était plus doux, mais il y a toujours cette étrange sensation qu'il se passe quelque chose qu’elle ne peut pas saisir. Et que je saisis. Chacun son don. L’image ou l’invisible. Elle parvient à photographier l’invisible. Mapuetos risque de disparaître, à cause des guerres de fourmis salopes (chez les fourmis, le déterminisme du sexe est particulier ). même la lavande se meurt. Je m’approche de la photographe et entre dans son objectif. Elle me dit : Monsieur, à chaque fois que je croise quelqu'un, c'est comme si je le reconnaissais, mais je n'arrive pas à mettre un nom sur leur visage. Qui êtes-vous ? Les fourmis grandissent et prennent l’apparence d’hommes et de femmes tout en gardant les mimiques des fourmis, toujours à la recherche d’un Graal invisible à nos yeux. À chaque pas , me dit-elle, leurs traits se transforment subtilement. Leur sourire devient plus large, leurs yeux changent de couleur, leurs cheveux poussent, s'effacent, réapparaissent d'une autre teinte. Ils continuent de me parler, mais leur voix semble venir de très loin, étouffée. J’ai l’impression de passer à travers des murs invisibles. Nous traversons les murs, en effet. C’est assez agréable. Tout paraît étrangement normal, comme si tout ce qu’on disait, tout ce qu’on faisait était naturel. Au cœur de son objectif, on s'enfonce plus profondément dans le labyrinthe de la maison. Les murs sont étroits, trop étroits, de plus en plus étroits, les plafonds de plus en plus bas. Parfois, on croit apercevoir des fenêtres, mais lorsqu’on s'approche, elles ne donnent sur rien d'autre que du noir. Les pièces se succèdent sans fin, toujours un peu plus déroutantes, et les visages des gens deviennent de plus en plus flous, leurs corps se fondant dans l'air, presque éthérés.
On croit le rêve terminé, assis à la terrasse d’un café dans une ville ensoleillée. Je suis persuadé pourtant qu’il ne s’agit que d’un décor, je tombe dans un magma appelé paranoïa onirique, impossible de nager, impossible de se noyer, je reste inconscient dans une masse qui m’empêche de dormir. Noémie Wahnoun commande un deuxième café et craint de perdre le fil de son histoire. Elle poursuit : soudain, au détour d'un couloir étroit d'une prison sortie de nulle part, j'aperçois un téléphone ancien accroché à un mur. Un vieux modèle à cadran, noir, qui semble anachronique dans cette prison également en mouvement. Il semble m'appeler silencieusement. Je m'approche et vois qu'il y a un numéro écrit à la main à côté du cadran. Sans réfléchir, je compose les chiffres. Le téléphone sonne. Une fois. Deux fois. Puis une voix répond. Je la reconnais immédiatement. C'est celle de quelqu'un de proche, mais je ne parviens pas à identifier qui. Le ton est grave, solennel, comme si on allait me révéler quelque chose d'important, quelque chose que j'ai besoin de savoir. Mon cœur bat la chamade, je sens que ce moment est crucial. La personne au bout du fil commence à parler, mais juste au moment où elle prononce les premiers mots : “il faut que tu comprennes…”, je me réveille brutalement, les yeux grands ouverts, emportant avec moi une vague de frustration, comme si la clé de tout m'avait échappée soudainement.
Je sors de ma poche une clé, trois cartes de tarot et je lui dis : la voici et la serrure est facile à trouver. Noémie, le visage pâle, fixe la clé dans sa main. Le souvenir de la voix au téléphone, indistincte mais familière, la hante. La maison labyrinthique, les fourmis anthropomorphiques, la lavande morte… tout cela n’était-il qu’une métaphore ? Elle regarde le café, glacé maintenant, et ressent une profonde solitude. La maison se referme sur elle-même. Les décors pliés, pieds nus dans la lave, des hommes costumes-cravates, un dessin de serrure épinglé dans le dos, tel un poisson d’avril, montent au plafond. La clé, symbole d'une réponse, reste sans serrure apparente. Noémie, les trois cartes parlent de courage, de compassion et de rage. Le courage est représenté par une femme à califourchon sur un animal féroce; la compassion par une boussole et la rage par un volcan. Vous allez donc trouver la serrure, prenez votre courage à deux mains, ayez de la compassion pour ceux et celles qui vous ont fait du mal et le volcan se mettra en éruption. Le volcan, c’est la puissance de la création, c’est l’explosion des émotions, c’est la terre qui se crée de nouveaux modèles. C’est votre réussite totale dans les arts. Mon art consiste à suggérer un processus de transformation personnelle plutôt qu'une simple résolution du mystère.
sc lowie ie - Yenaky
Chaussée d'Alsemberg 264
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