José Carlos Somoza

Le portrait onirique de José Carlos Somoza

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Est-ce que je peux goûter le vin rouge qu’on vient de vous servir ? Il m’a l’air très généreux. Un vin noble. Je me demande si nous sommes dans la réalité ou dans un rêve, cher Patrick Lowie, comme Bowie,... je crois que nous sommes déjà amis, me dit l’écrivain José Carlos Somoza. L’expérience onirique est particulièrement chaleureuse et ésotérique. Il goûte le vin, me fait un sourire cynique, presque complice et poursuit : on m’a dit que vous étiez poète, sachez que la poésie est la maladie du monde, la fièvre de la réalité 1 . Je tombe de ma chaise. En me relevant, je constate qu’un des pieds de la table a été rongé par un gros rat coincé entre le frigo et les poubelles. L’animal m’observe fermement avec des yeux brillants et furieux. Je me réveille dans un appartement de la Carrer de Matias Perelló, à deux pas de la municipalité de Russafa à Valencia. Était-ce le même rêve ? Je me promène dans la ville que je trouve agréable, j’ai vingt ans. L’ombre des arbres protège ma peau des excès. Des jeunes filles et de beaux garçons transpercent mes sens de clairvoyant. Bouleversent mes à priori. Choquent les cellules. L’envie d’aimer me reprend. L’amour, unique médicament pour guérir de la poésie ? Des livres volent d’arbres en arbres. Déjections de pages inutiles. Fientes d’encres noircissent nos pensées. Assis sur un banc, une vieille dame, presque octogénaire, joue à la marelle. Après avoir tiré le premier cailloux, elle me dit : c’est à Mapuetos que vous trouverez l’origine du mal. Le mal y est enfermé dans un coffre en bois de cèdre. Voici la clé. Voici le plan de Mapuetos. Il vous faudra onze jours. Allez-y avec José Carlos Somoza, il a d’autres pièces du puzzle. Il vous ouvrira toutes les portes. Cet homme est bon et sincère. Lisez ses livres. Une fois sur place, mettez des gants et ouvrez le coffre. Répétez neuf fois : poetica occidere mundum 2 . Disposez neuf bougies rouges sur un plateau, une pièce de un euro entre chaque bougie et ajoutez un trèfle à quatre feuilles au milieu. Les bougies s’allumeront toutes seules. Placez un masque blanc sur la bouche et un masque noir sur les yeux. Ensuite vous devez chanter. Vous allez entrer dans une œuvre balinaise, entendre des percussions, sentir des parfums anciens. Mapuetos ne sera plus très loin. 

Je verse le vin rouge dans le verre de l’écrivain espagnol. C’est du sang. Mais quelque chose cloche. Son regard a changé. En versant le sang dans le verre, je remarque que ma main n’est plus la mienne. C’est une main de verre, traversée par des veines de lumière bleue. José Carlos Somoza ne dit rien, mais il m’observe avec une intensité nouvelle, comme s’il attendait que je comprenne. Et je ne comprends rien. Derrière lui, le mur de l’appartement se fissure lentement, laissant apparaître un paysage inversé — une mer suspendue dans le ciel, des enfants marchant sur des nuages de collagène marin hydrolysé, au loin, la silhouette mouvante de Mapuetos, faite de brume et de souvenirs et l’ombre jaune et dansante d’À-peu-près. Alors seulement, je comprends : je n’ai jamais quitté le rêve. Je suis dans l’antichambre d’un monde où les mots ont des dents, où chaque pensée peut ouvrir une porte ou condamner à l’oubli. José Carlos Somoza prend son verre et boit le sang de taureau. Son téléphone portable tombe par terre et se brise en une pâte jaunâtre qui éclabousse tout le monde. Il essaye de le ramasser parce qu’il pensait qu’il était responsable. Nous sommes tous responsables. Ramasser le téléphone est presque impossible. Il n’y arrive pas. Puis il essaye de rassembler et de récupérer la pâte. Il espérait reconstruire le téléphone portable. Faire comme si de rien n’était. Tout devient gluant. La pâte était si dense comme s’il ramassait une sorte d’énorme bonbon. Il essaye d’en gratter le plus possible. Il est paniqué. Tel un enfant qui vient de faire une bêtise. Il reçoit un appel.

Le téléphone, bien qu’éclaté, vibre doucement dans la paume gluante de José Carlos Somoza. Une voix s’en échappe, monocorde, féminine, peut-être synthétique : L’opération Mapuetos est en cours. Veuillez ne pas paniquer. Ce que vous ressentez est normal. Vos corps sont encore en adaptation. Il lève les yeux vers moi, la bouche entrouverte, prêt à demander de l’aide, mais aucun son ne sort. À cet instant précis, je sens une douleur dans le bas du dos — comme une brûlure ancienne qui revient. Une fine entaille s’ouvre le long de ma colonne vertébrale. Quelque chose veut sortir. Je ne sais pas si c’est une idée ou une bête. Mais je sais qu’elle a un nom. Derrière un autre mur, je vois apparaître une scène et des fauteuils. On me dit que je dois parler, faire une allocution. Une jeune femme vient vers moi et me dit qu’elle est l’organisatrice de l’énévement, je ne la connais pas. Mon nom est Chiraz, me dit-elle. En lui serrant la main, je ressens la puissance. Je ne veux rien dire, je ne veux pas parler. José Carlos Somoza éclate de rire. Ce n’est rien, me dit-il, vous n’êtes pas le nouveau pape ! Et il rit encore plus fort. Un infirmier m’apporte une enveloppe que j’ouvre très vite. Un médecin m’annonce qu’il ne me reste qu’un mois à vivre. Je ne trouverai jamais Mapuetos, pensai-je. José Carlos Somoza comprend tout et s’avance vers moi en m’expliquant :  votre rêve est très dense, puissant, et déroutant. Vous réussissez à maintenir une tension poétique et métaphysique tout en glissant vers l’absurde, le grotesque et même une forme de tragique. Votre rêve est traversé d’échos kafkaïens, de Borges, de Lynch, et par moments, d’un humour noir à la Ionesco. Vous faites coexister la grande poésie, le comique de l’embarras, le vertige de la révélation et la peur de la fin. Vous êtes très fort, Lowie ! Vous mériteriez le Prix Nobel de Littérature ! Voici votre verre de vin. Buvez tout immédiatement. 

Le liquide me transperce l’âme. Je ne vois plus rien, tout s’efface, je chante doucement une vieille comptine espagnole, une rose est tombée du ciel. Dans le noir qui m’engloutit, une voix chuchote, très loin, peut-être celle de l’enfant que j’étais : Mapuetos n’existe que si tu continues à vivre et à écrire. Alors je tends la main dans le vide, cherchant une plume, un mur, une peau d’âne, n’importe quoi sur quoi inscrire le premier mot du monde suivant. Mais tout est silence. Tout est attente. Et au loin, très au loin, quelqu’un recommence à chanter.

1 La Dame n°13, José Carlos Somoza - Actes Sud
2 La poésie tuera le monde


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Bio

José Carlos Somoza est un écrivain espagnol. D'origine cubaine, où il ne reste que ses tout premiers mois, José Carlos Somoza doit rapidement s'exiler, en 1960, hors de son pays natal pour des raisons politiques et part vivre en Espagne avec toute sa famille. Reçu par des amis alors que la situation est des plus précaires (les exilés devaient quitter l'île sans biens ni argent) , il partage sa vie entre Madrid et Cordoue, étudie la médecine et la psychiatrie. Il arrive à s'intégrer dans la vie européenne. Son diplôme en poche en 1994, il se met à écrire et publie son premier roman. Il décide d'abandonner la psychiatrie et de se consacrer uniquement à l'écriture. Ses œuvres les plus connues sont "La Caverne des idées" (Gold Dagger Award, 2002), "Clara et la pénombre" (2003), "La Dame n°13" (2005) et "La Théorie des cordes" (2007). Il revient en 2008 avec "Daphné disparue". Sont également parus "La Clé de l'abîme" (prix Ciudad de Torrevieja 2007), "L'appât", "Tétraméron", et, en 2018 "Le mystère Croatoan". Ses romans reprennent et mélangent les codes du thriller et du fantastique dans une société le plus souvent imaginaire, où Somoza entremêle les genres. José Carlos Somoza est aussi l'auteur de la pièce 'Miguel Will' en 1997, mise en scène de la relation spirituelle et créative entre Cervantès et Shakespeare. Il vit aujourd'hui à Madrid.

Précisions d’usage 
Ce portrait est un portrait onirique basé sur un rêve, et donc, ce n’est qu’un portrait onirique et imaginé. Par conséquent, l’histoire qu’il raconte n’est pas une histoire vraie. Erreurs de syntaxe, d'orthographe ou coquilles... faites-nous part de vos remarques à mapuetos@mapuetos.com